HÉGÉMONIE, LEADERSHIP ET PUISSANCE GLOBALE

Pourquoi l'occident domine-t-il le monde ?
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
6/8/2014

L'hégémonie et le débat dans la théorie

L'exigence de sécurité et la fonction de contrôle qu’elle demande de la part du leader du système, entraînent l’ascension ou le déclin d’un acteur hégémonique et donc la dynamique des rapports entre les États. Ainsi, les politiques liées à la distribution de la puissance influent en profondeur sur les changements systémiques et sur la morphologie des pôles.

Avec l'effondrement de l’URSS et le parcours incertain de l’Amérique, s’est mis en place progressivement un système d'interactions non-hiérarchiques, où manque un leader incontesté, une hégémonie « hard » ou un cœur politique capable d’imposer un arbitrage planétaire. Ce phénomène signale l’entrée dans une phase de transition systémique, d’hésitation hégémonique et asymétrie stratégique ; en d'autres termes, de déclin, voire d’alternance du Leadership. Dès lors, l’étude de l’hégémonie et des cycles hégémoniques devient l’objet primordial des préoccupations de la communauté des politistes, car cette étude a des répercutions sur les réalités et les métamorphoses de la puissance. Elle influe directement sur les stratégies qui concourent à la maintenir et à la préserver, ou en revanche, à la contraster et à l'abattre.

L’analyse du phénomène hégémonique ne peut laisser indifférente la théorie ou l’exigence d’une explication théorique, car cette dernière traduit simultanément une simplification de la réalité et une représentation du rôle des acteurs dominants.

Par ailleurs, elle permet l’identification d’un corps de doctrine autorisant les policy makers à inscrire les objectifs de leurs délibérations dans une conjoncture particulière en accord avec l’évolution du cadre général de la conjoncture globale. Puisque l’inscription d’une théorie dans la réalité opère à travers des modèles qui traduisent une plus grande compréhension du processus historique, nous tacherons de repérer des cadres explicatifs pertinents pour l’approfondissement et l’identification cognitive des pratiques inter-étatiques et trans-nationales.

Ainsi, le concept de l’hégémonie peut être reconduit au paradigme de l’acteur rationnel, essentiel au réalisme politique et peut être abordé en terme de fonction, de structure et de système.

Ce concept a été infirmé depuis les années 1970 par un nombre croissant d’analystes (tels A. Inkeles, D. Singer et Mc Clelland) qui se sont interrogés sur l’opportunité de dépasser l’optique étatiste au profit d’une approche globale, conçue en terme de « social international ». Cette approche, subdivisée en deux sous-tendances, auxquelles se rattachent le structuralisme (les théories sur l’impérialisme et le « World System Analysis ») et les courants de la « World Society », tend à diluer la conception traditionnelle de l'hégémonie, comme puissance tangible, « hard » ou verticale, en une « hégémonie soft », non coercitive et horizontale. Elle vise à la subordonner épistémologiquement aux doctrines de l'interdépendance et de la coopération internationale, autrement dit à une conception de la puissance comme résultat de nombreux facteurs et de plusieurs dimensions de pouvoir (Gerbier 2002 – Nye).

L'étude de la scène internationale peut se prévaloir aujourd'hui de deux approches théoriques de la puissance, réaliste et transnationale, dont la divergence relativise leur portée explicative.

Dans le cadre de cette opposition, l'approche réaliste présente ainsi les traits suivants:
- la prééminence du politique et l'importance de la rivalité de puissance au cœur d'un environnement hétérogène et complexe
- l'hégémonie comme principe régulateur « hard » de l'ordre global.
- l’anarchie, comme univers de relations dépourvues d’autorité centrale.
- l’existence de structures et d’institutions intermédiaires, conditionnant la liberté d’action des États.
- l'omniprésence virtuelle du conflit, comme facteur de remodelage de la scène planétaire, étatique et sub-étatique.
- la théorie, comme modèle explicatif prééminent et souhaitable.

En faveur des approches transnationales et de la conception de l'hégémonie comme pouvoir d'influence « soft » on repère les paradigmes suivants:
- l’autonomie croissante des flux, échappant au contrôle des États vis-à-vis des acteurs de régulation traditionnels encore soumis à la sphère inter-étatique.
- la dialectique contradictoire de la globalisation et du localisme.
- la décentralisation des juridictions et des activités, en dehors des cadres de la souveraineté territoriale, apparaissant sous forme de réseaux régionaux.
- la sociologie et non la théorie, comme cadre d’intelligibilité envisageable.

C'est dans un pareil contexte que peuvent se comprendre les relations politiques de la scène internationale actuelle, relations dont la spécificité ne s’impose pas de manière évidente et dont la fragmentation cognitive découle d’une absence d’accord sur les centres d'intérêt essentiels, ou sur la signification à assigner aux phénomènes.

Ainsi l'autonomie scientifique de chaque discipline renvoie à des enjeux politiques qui demeurent des sources d'inspiration contradictoires pour les analystes et les hommes d’État.

On peut conclure que l'hégémonie est le pivot analytique vers lequel convergent de manière contradictoires les deux grands courants du réalisme et de l'interdépendance. Ainsi, l'utopie d'un gouvernement mondial ou d'une autorité supranationale efficace et contraignante résulte paradoxalement de l'égoïsme et de la rationalité de l’État, comme acteur virtuellement hégémonique. Dans cette hypothèse, la logique des « régimes internationaux » et de gouvernance globale, ne peuvent être compris que comme tentatives d'explication d'un ordre international non-hégémonique. Afin d'approfondir la conception de l'hégémonie et sa portée, il nous semble nécessaire de procéder par des tentatives de définitions conceptuelles.

Hégémonie et leadership

Paradigmes et concepts

En sa définition moderne l'hégémonie constitue le paradigme régulateur et structurant d'un pays, d'une puissance et d’un ensemble de pays et de sociétés. Ce paradigme est étroitement lié à la notion de pouvoir et à celle de système. Une puissance sans contrepoids est historiquement productrice de biens publics et donc de stabilité et de sécurité, si elle est productrice d'intérêts communs et donc de culture et de confiance mutuelles.

Par rapport au mode d'exercice de l’autorité, l'hégémonie est triadique et assume la forme idéocratique, politique et physiocratique et cette autorité peut être mise en œuvre de manière coercitive (hard) ou bienveillante (soft).
Par rapport à la base du pouvoir sur lequel s'appuie son assise, le concept d'hégémonie se configure comme État (ou structure politique unitaire), comme Fédération d’États et comme Empire. En relation à la force, l'hégémonie est l'épanouissement du principe de souveraineté et d'indépendance politiques et la construction d'un projet de concentration du pouvoir de commandement et de décision. Par rapport à la norme, l'hégémonie se veut la réalisation d'un projet d'intégration par le droit et le remplacement du concept d'incertitude par la notion rassurante de prévisibilité et de loi.

En fonction de la première expression (mode d'exercice de l’autorité), l’hégémonie se déploie différemment selon les objectifs, les moyens et les époques. Le but général de l’État hégémonique est d’obtenir la suprématie, la prééminence ou la primauté soit par l'adhésion volontaire (consensus et idées), soit en s'appuyant sur la force militaire (politique de contrainte), soit encore en se faisant valoir par le gain et par l'intérêt (pouvoir physiocratique ou économique).

Si l’on se réfère à la deuxième expression, celle qui concerne la base de l'autorité, homogène ou hétérogène, la pluralité des cultures et la fragmentation des souverainetés politiques et militaires peuvent configurer différemment l’émergence d'un pouvoir fédérateur et normateur.

L'exigence d'ordre et de stabilité, liée au concept structurel d'hégémonie est un fondement existentiel pour les trois types de pouvoir, idéocratique, politique et physiocratique. En sa forme hiérarchique intégrale l'hégémonie est l'Empire, seul capable d'assurer la stabilité géopolitique et stratégique globale à son profit et d'instaurer une confiance internationale partagée et diffuse.

Quant à la conjoncture actuelle (2014), est hégémonique l'acteur global qui exerce le leadership des divers réseaux mondiaux et qui structure le champ d’action, réel ou virtuel, des dimensions clés de l’action historique (le pouvoir militaire, culturel, productif, financier, scientifique et créateur de « sens »). Ce même acteur doit être en mesure d'assurer la stabilité du système par la cohésion politique (alliances), par des ajustements contractuels et multilatéraux, ainsi que par le développement d’une économie mondialisée, sans oublier la gestion des crises régionales ou globales et d'autres opérations de maintien de la paix. Celles-ci constituent des modalités partielles et excentrées de la stabilité globale. La gestion des crises a pour but essentiel d'assurer le maintien de l’ordre (stabilité), de la hiérarchie (légitimité et souveraineté) et du changement (adaptation des statuts et des rangs).

L'impossibilité d'une hégémonie totale à l'échelle planétaire est due aujourd'hui au pluralisme, à la diffusion des pouvoirs et à la complexité de leurs interactions globales.

1. Le premier mode d’exercice de l’Hégémonie (consensus ou adhésion) implique la reconnaissance d'une hiérarchie de statuts et de valeurs (dans l'exercice du pouvoir) et d'un magistère institutionnel ou moral (pour l'exercice de la légitimité). Une différence importante résulte des commandements orientés à des valeurs et dictés par la législation de la foi ou par des impératifs imposés par l'ordonnancement juridique.
2. Le second mode d'exercice du pouvoir (domination), qui s’exerce par la force ou par la contrainte, peut être soumis à la loi et exclure parallèlement la liberté du sujet (despotisme) ou bien méconnaître les limités de la loi et en même temps la liberté des sujets (barbarie).

L’Hégémonie d'un acteur étatique sur un système d’unités politiques de même nature, ajoute aux deux dimensions du pouvoir (commandement/obéissance), la dynamique moderne de l’intérêt, de l’échange économique et du principe du gain. Il étend le champ de pouvoir à la production de biens et de services et à la création de liquidités ou de monnaie.

Dans l' hégémonie actuelle, nous constatons la fusion du pouvoir politique et de la science, sous couvert d'une idéologie techniciste et grâce à l’adoption d’une vision sécularisée du savoir et de la connaissance. Ainsi le champs global du pouvoir se ramifie à l'échelle planétaire, investissant la sphère du contrôle décisionnel sur d'autres acteurs par l'organisation du renseignement (rôle stabilisateur et structurel de l'intelligence/NSA). Renseignement et contrôle deviennent ainsi des domaines clés de la décision internationale et concernent les options stratégiques d'« Hégémon », tant sur le plan politique que militaire.

Structure et variantes

En analysant l’hégémonie comme concept structurel et de long terme, celle ci se pose en paradigme systémique. Elle assume une figure singulière dans chaque période historique et se définit formellement par ses attributs : l'équilibre, la stabilité, le changement, la défense des intérêts collectifs et la production de valeurs ou de « sens ».
Le rival systémique d'Hégémon est, du point de vue stratégique, son « peer compétiteur » (Carthage pour Rome, Sparte pour Athènes, l'URSS pour les USA, la Chine pour l'Occident). C'est l'acteur montant qu'il faut isoler, diviser, encercler ou rabaisser. Le modèle de conflit d'Hégémon est systémique et global et son référent culturel est une civilisation. En effet est hégémonique l'acteur historique qui a universalisé ses intérêts et ses valeurs. L'Hégémonie n'est pas l'impérialisme en tant que domination directe, occupation territoriale et confiscation de la souveraineté, mais un partenariat asymétrique et un équilibre de pouvoir. Ainsi est hégémonique l'acteur étatique qui assure la poursuite d'un but commun et coopte d'autres acteurs dans la poursuite de cet objectif.

Du point de vue de la politique interne, le leadership est la variante politique, césariste ou managériale d'une hégémonie, au sein de laquelle il s'incarne en une dimension oligarchique et subjective, mobilise le potentiel et le convertit en pouvoir extérieur. Son fer de lance est constitué par la vision large de la situation, par la capacité d'anticipation et d'invention, la saisie des occasions et la manœuvre, dictée par la culture opératoire d'une élite. Le leadership se définit également par la maîtrise des réformes organisationnelles, institutionnelles ou sociétales et par la souplesse d'adaptation permanente au monde.

Du point de vue de la politique internationale, l'Hégémonie ne produit pas toujours un leadership, car ce dernier est l'activateur d'une vision et d'un renouveau, bref d'une renaissance et d'une solidarité collective. La fusion d'un potentiel et d'une occasion inscrit de manière active la logique des intérêts et des valeurs dans un contexte plus large et de plus grande portée historique. L'interprète de cette fusion est la figure du leader. Ainsi, l'erreur stratégique ou le péché mortel du leader est sa tolérance. Le leader ne peut tolérer l'ascension d'un rival. L'épuisement historique des leaders marque le déclin d'une hégémonie comme civilisation et comme forme de pouvoir à vocation universelle.

Ainsi, le leadership peut être considéré comme l’agent stratégique du potentiel, réel et virtuel, d'une unité politique en sa propension à renouveler et métamorphoser le monde et à s'investir dans une conjoncture de changement. Il transcende la conscience historique de la puissance, pour acquérir le caractère aventureux de l'impensé politique et de la surprise stratégique, dressés contre le conservatisme et le « statu quo ».

Sociologie et politique

L'hégémonie est en conclusion l’imprégnation de la puissance sociétale par le pays qui l’incarne et désigne historiquement la créativité globale d’une nation ou d’un peuple et, plus en profondeur, de son « Geist ». Le leadership frappe par la capacité (ou l'incapacité) de direction d'une oligarchie ou d’une élite1 et se focalise autour de l'art d'orienter l'ensemble de l'agir collectif par un « sens » (idée historique, cause universelle ou grandes conceptions du monde).

Il faut conclure que le concept d'hégémonie est de nature sociologique et téléologique, celui de leadership de nature politique et stratégique. Le premier tient à l'épanouissement d'une société par la puissance. Le deuxième à l'affirmation d'une volonté par les rivalités de pouvoir et par la maîtrise d'un dessein. De plus, le leadership est un art de la contingence, l'hégémonie une permanence culturelle assurée par la durée.

L’objectif primordial du leadership est de devancer les rivaux, de prendre des risques, de calculer les avantages et les coûts et in fine, d'imposer un ordre. Le leadership se propose comme une entreprise aventureuse car elle définit une ligne directrice et à risque, en fixe les modalités et les moyens et force un ensemble organisé à s'y tenir.

L'hégémonie exprime une évidence dynamique objective, incontestable et universelle et constitue le socle du leadership. Ce dernier en suggère et élabore le mouvement et l'action, la prééminence et la hiérarchie. Du point de vue interne, le leadership est la projection vers l'extérieur d'une ambition personnelle ou de groupe tendanciellement individualiste et anti-égalitariste. Sa raison d'être est l'arbitrage, son horizon des objectifs larges, sa force entraînante la capacité de mobilisation, sa finalité la confiance interne et internationale, son but ultime le succès. En cas d'insuccès, des manquements graves sont identifiés pour limiter l'étendue du concept d'Hégémonie et son irresponsabilité éthique.

Or, puisque la lutte et la rivalité entre les unités politiques comportent toujours une dimension idéologique, la lutte pour l'Hégémonie se configure dans la plupart des cas, comme affirmation de primauté culturelle, informationnelle et militaire. Or la primauté culturelle s'affirme comme attirance pour un certain « mode de vie » et comme modèle d'excellence dans les domaines éducatif et scientifique. La primauté militaire s'oppose à la liberté inconditionnelle des rivaux et apparaît très peu conforme aux aspirations originelles de liberté des autres unités politiques. Elle se heurte au respect conservateur de la légalité internationale dans l'exercice du pouvoir dominant, respect qui est souvent bafoué et qui n'apparaît ni évident ni fréquent au cours de l'histoire.

Puissance et pouvoir militaire

« Hégémon » fut la désignation, dans le monde hellène, du « commandement suprême » et d'une domination consentie. L'élément primordial d'un hégémonie historique est sa suprématie militaire, le « sine qua non » de son affirmation et de sa durée. Cette suprématie a deux fonctions : dissuader et contraindre. La force militaire qui lui est consubstantielle doit être écrasante, soit pour décourager un rival ou une coalition de rivaux, soit pour les vaincre et les punir en cas d'échec de la dissuasion, en cas de menace imminente ou en situation d'affrontement inévitable.

La supériorité militaire doit se traduire en une vision régionalisée de la sécurité et donc en une géopolitique d'alliances ou de coalitions (Serge Sur), appuyées sur des bases militaires, mobilisables en cas de besoin. Toute régionalisation de la sécurité ne doit pas contredire à la logique des équilibres mondiaux, ni à la défense stratégique et territoriale d'Hegemon.

La vision régionalisée de la sécurité est assurée aujourd'hui :
– par une diplomatie totale et par une série d'outils comme les institutions supranationales ou universelles de sécurité (ONU, OSCE, UEA, OCS, etc) ou par des instances de coopération multinationales (BM, FMI, OIC).
– par la transformation de la puissance matérielle ou classique en puissance immatérielle et globale et, par conséquent, par l'intelligence et le Linkage vertical et horizontal qui constituent des transformations structurelles de l'hégémonie.
– par l'importance acquise par le « soft power » comme producteur de « sens » et comme facteur d'unification des valeurs et des pratiques sociales innovantes ( l'éducation, la science et la culture).

L'idée de convertir le pouvoir militaire en pouvoir civil est confiée, en situations d'exception, à la légitimité acquise par l'exercice de la coercition et de la force, qui deviennent sur le long terme les sources du droit. La mesure de l'hégémonie interne a comme critère de référence l'asymétrie de statut, l'obéissance critique ou l'adhésion enthousiaste. Celle du pouvoir international, la supériorité de puissance et la capacité de structurer le champ d'action des autres unités politiques par la définition unilatérale des règles de conduite et par le pouvoir de sanction qui leur est assigné. Lorsque l'hégémonie se prévaut du consensus et d'un système de légitimité fondé sur la culture ou sur le ralliement à un « modèle de vie », la force de l'hégémonie se mesure à la créativité d'une société et à sa capacité à formuler des propositions de compromis vis-à-vis d'autres forces sociales et d'autres unités politiques. Elle apparaît ainsi comme « Soft Power » (Nye).

L'hégémonie et la puissance globale

Depuis les années 1980, les transformations de la puissance structurent autrement l'hégémonie qui assume des caractéristiques globales. Or, la transition de la puissance mondiale classique à la puissance globale date de la course aux armements relancée par l’Administration Reagan. Ex post, on peut la définir comme le passage graduel de la puissance matérielle à la puissance immatérielle, de la puissance spécialisée à la puissance en réseau. La première est, dans la plupart des cas, une puissance régionale, géographiquement localisée, capable de faire face seule et simultanément à de grands conflits sur plusieurs fronts, la deuxième une puissance déspatialisée, présente en permanence et globalement sur tous les théâtres et sur tous les réseaux, économiques, technologiques, financiers, culturels et médiatiques. Cette présence permet, en situation de crise et de tension, le blocus, l’isolement et la quarantaine de la puissance perturbatrice ou hors la loi, cependant que l’absence de présence sur un ou plusieurs théâtres ou réseaux indique une carence structurelle et une faiblesse opérationnelle qui affectent sensiblement la capacité de manœuvre stratégique des acteurs en compétition.

La gamme d’attributs et de sources de la puissance globale recouvre toutes les caractéristiques classiques de la puissance mondiale d’autre fois, au plan des ressources, des capacités matérielles ou de frappe, mais aussi d’influence politique et de nation building (émergence et recomposition d’un État de droit). Elle additionne les premières aux deuxièmes, qui sont celles de la puissance postmoderne, relationnelle, institutionnelle, diplomatique et médiatique. Au sens marxiste de l’analogie, la puissance mondiale classique est celle de l’infrastructure et de la société industrielle, tandis que la puissance globale reflète le développement exceptionnel de la superstructure et de la communication, de l’information et de l’« intelligence » (Seminatore).

La puissance globale et ses attributs

Le linkage, la diplomatie totale, l'« alliance globale » et la « guerre hors limite »

La puissance globale est en même temps tridimensionnelle et « hors limite». Elle est terrestre, maritime et spatiale. Le réseau satellitaire est essentiel dans la collecte des informations géopolitiques et stratégiques vitales. Ce réseau est destiné à observer la morphologie du monde et ses transformations. Il capte et surveille le plasma immatériel de la communication humaine. Ce réseau constitue la ramification spatiale et, dans le même temps, l’épine dorsale du pouvoir centralisé de l’État. Il est l’outil essentiel de planification et de décision politique, géopolitique et stratégique ainsi que de la guerre secrète menée pour vaincre et pas pour convaincre.

Au plan diplomatique, la méthode de gestion du monde comme outil de la puissance globale et, en même temps, comme technique de représentation se fait valoir par le linkage horizontal ou vertical. L’attribut le plus important de la puissance globale est le linkage, lui-même lié à la diplomatie totale.

Le linkage désigne une démarche générale qui a marqué profondément la politique étrangère des États-Unis, surtout dans les grandes négociations stratégiques SAL1 et SAL2 des années 70. Il s’agit d’une interrelation verticale et horizontale entre les problèmes majeurs de la scène internationale. Les puissances qui ont des intérêts globaux disposent d’un nombre considérable de combinaisons ou de linkages entre acteurs et problèmes, entre problèmes et solutions.

Ces problèmes vont des questions stratégiques et de non-prolifération, aux questions financières, technologiques et monétaires et aux tentatives d’amorcer un dialogue régulateur entre acteurs essentiels et acteurs non essentiels, voire perturbateurs, du système international. Cela prend forme autour de situations de tension et de crise, oscillant entre confrontation et négociation (Seminatore).

Stabilité et critiques structurelles de l'hégémonie

Du point de vue historique, tout système international est marqué par une hégémonie ou une rivalité hégémonique au sein de constellations diplomatiques et militaires disparates.

Or les hypothèses qui tournent autour de la stabilité hégémonique peuvent se résumer à la question suivante : « La stabilité d'un système est-elle le produit d'un acteur dominant, ou bien peut-on parler d'une cohabitation coopérative (condominium) entre unités politiques qui ne rend plus nécessaire l'émergence d'une hégémonie et donc d'une production de stabilité et de « sens » (philosophie, idéologie ou grandes visions du monde) ? (Serge Sur)

L'hégémonie comme réalité et comme conception est-elle essentielle à un système international durablement marqué par la précarité des équilibres de puissance (balances) et par une incertitude stratégique permanente ? Ou peut-on se passer d'elle au nom de la mondialisation, sous forme d'autogestion planétaire des sociétés civiles et comme dépassement des paradigmes stato-centriques du système international ? Peut-on considérer la gouvernance globale décentralisée et la société civile transnationale et post-moderne comme des défis non surmontés d'Hégémon ? Le concept d'Hégémonie n'est-il pas aussi primordial pour un système inter-étatique que l'existence même des États, dont il est le principe organisateur fondamental ? Peut-il être retenu comme pertinent pour rendre compte des relations internationales actuelles ? Ou encore peut-il s'adapter et comment à une ère d'asymétrie, d'incertitudes et de rupture de la rationalité dissuasive ?

Les critiques de l'hégémonie peuvent être reconduites à deux cultures, celle libertaire, humanitaire ou éthique du transnationalisme, émancipée de toute idée de contrainte, ou encore à la culture inter-étatique, de la contestation hostile et violente du Leader de système par d'autres États ou coalitions d’États. Cette contestation peut aussi venir des partenaires et amis géopolitiques et historiques. Les critiques ne concernent pas seulement les défis à surmonter pour gouverner le système international, mais aussi les limites du concept et de sa réalité et les menaces auxquelles est soumise l'Hégémonie. En troisième lieu, elle peut concerner le risque d'un déclin hégémonique en ses modalités et en ses enchaînements. Pour terminer, cette contestation peut-elle venir d'une autre réalité, celle de l'asymétrie et des conflits asymétriques conjugués à des affrontements classiques et majeurs entre grands pôles de puissance ? Nous traiterons cet aspect de la stratégie globale de l'Occident dans le chapitre « Asymétrie et Incertitudes Stratégiques ». Les causes du déclinisme demeurent toujours multiples et ne peuvent se résumer à un seul déterminisme, ni à un échec d'Hégémon.
Ainsi, les désaccords sur le processus d’interdépendance ont conduit les analystes à intégrer la doctrine de la mondialisation dans le cadre du paradigme dominant, l'hégémonie, confirmant l'adoption de ce concept comme principe organisateur du système. Parallèlement, l’emprise croissante des flux transnationaux est venue se rajouter, sans les renier, aux écoles préexistantes du réalisme et du néoréalisme. Celles-ci se conjuguent au plan conceptuel en une validation de la rationalité prédominante, celle de l'hégémonie, comme pivot des relations de puissance qui s'imposent à l'observateur, historien et sociologue, comme la référence clé, mais non exclusive ni exhaustive, de l'analyse diplomatique et stratégique. En effet, cette figure se situe au cœur d'une scène internationale toujours en proie à l'anarchie, à la peur et à la révolte libertaire de la liberté, car l'hégémonie c'est la figure historique du protecteur et du garant de la sécurité. Par ailleurs, l'hégémonie a besoin de médiation et d'administration centralisées et donc de pouvoirs intermédiaires pour que les maîtres puissent avoir des sujets obéissants et ces derniers das maîtres sévères, donnant un sens à la soumission et à l'exécution technocratique des décisions.

Asymétrie et incertitudes stratégiques

Le débat sur la gestion de l'hégémonie mondiale par les Etats-Unis, portant sur la pérennisation de sa fonction de primauté et sur le partenariat euro-américain, change de nature avec les attentats du 11 septembre.
Au leadership et à l'hégémonisme américains jusqu'ici incontestés « global dominance » succède brutalement une érosion du leadership et de l'hégémonie des USA suivie d'une contestation de leur pratique et de leurs concepts.
L'irruption du terrorisme et la généralisation des attentats suicides opère une rupture paradigmatique et conceptuelle avec la phase antérieure car elle remet en cause :
– les relations stato-centrées classiques, au faîte du moment unipolaire.
– le mode de gestion de l'Empire dans le désordre mondial.
– la symétrie des rapports politico-stratégiques entre unités politiques de même nature, fondés sur la domination et la survie.

Les attentats suicides et leur mépris de la vie ouvrent une brèche radicale dans la relation de « réciprocité du risque » et dans la dissuasion qui caractérisait les rapports d’État à État et remettent en cause le paradigme de rationalité sur lequel il repose.

En effet, le principe du calcul rationnel est brisé, ouvrant sur une ère permanente d'asymétrie, de vulnérabilité et de dangers, par la dérégulation de trois ordres :
– de Westphalie (1648) [avec la prédominance des crises internes et des guerres insurrectionnelles comportant l'émergence de nouveaux acteurs infra-étatiques].
– de Yalta (1945) [par la sortie définitive de l'ordre bipolaire et des sphères d'influence rigides].
– de San Francisco (1947) [par les déceptions de la « sécurité collective » et les blocages du Conseil de Sécurité des Nations Unies dans la résolution des crises].

Cette dérégulation est une rupture du calcul rationnel imputé à l’État par l'attaque en premier et l'adoption d'une stratégie du faible contre le fort. Il s'ensuit un nouveau paysage mental par la remise en cause de la plupart des équilibres antérieurs engendrant une grande précarité stratégique.

Par ailleurs, une géopolitique éclatée aux rivalités régionales fortes (Inde/Pakistan, Iran/Arabie Saoudite, Corée du Nord/Corée du Sud, Chine/Japon...) impose une feuille de route difficile pour la sauvegarde de la stabilité. Cette multiplication des dimensions géostratégiques de la sécurité acquiert une signification particulière en raison de la montée en puissance de trois continents (Asie, Afrique et Amérique latine) et du déplacement de l'axe de gravité du monde vers le Pacifique et l'Océan Indien, le nouveau pivot des mers.

Elle engendre une indétermination des points de repère et une incertitude sur la prévisibilité des comportements qui brouillent le calcul des intérêts, essentiels à la stabilité du système. Il en découle également que toute légitimité de la paix mondiale devient illusoire. Par ailleurs, l'accroissement de la défiance crée les conditions de désordres multiples et d'une guerre civile permanente en temps de paix.

Ces incertitudes nourrissent un climat international de soupçons conduisant à des actions préemptives fondées sur l'intention au lieu de la volonté, distinctes des actions préventives (justifiées par l'activation de structures militaires offensives).

Dans ces conditions, l'identification des menaces contraint à la création de dispositifs de réduction des incertitudes dont le renseignement (interne et extérieur) est le fondement principal, le pilier de prévention majeure et l'outil d'ingérence discrète.

Et cela pour au moins quatre raisons :
– pour éviter les « surprises stratégiques » ;
– pour déjouer l'opérationnalité immédiate des dangers ;
– pour apporter au processus décisionnel une série d'informations fiables et exclusives ;
– pour disposer d'une expertise de long terme et d'une performance stratégique unique.

L'ère de l'asymétrie se dessine ainsi comme une période d'amplification du danger qui reflète une crise des structures politiques et une densité brownienne de la complexité internationale. Elle restreint également la fonction contre-aléatoire des stratégies d'Hegemon, aggravées par les zones d'ombre cachées de la société numérique, devenue une nouvelle dimension, d'offensives non signées, de vulnérabilités diffuses et de conflits non déclarés.

Les conflits asymétriques préparent-ils la défaite du vainqueur ou contribuent-ils au déclin d'Hégémon ?

Ce dernier est-il capable de maîtriser simultanément l'affrontement inter-étatique classique et l'avenir de la guerre asymétrique des faibles contre les forts, en faisant face à l'encerclement géopolitique des faibles ?

En sa forme dynamique, le conflit asymétrique est un combat non conventionnel opposant le déséquilibre de l'action dispersée à la dominance frontale du plus puissant. Il s'agit d'un combat déréglé et hors-limites déjouant le combat codifié et prévisible.

Appartient à la catégorie du combat asymétrique le combat défensif (ou contre-offensif) des forts, qui balkanisent une région par dérivations successives (Bosnie, Afghanistan, Irak) contre l'offensive en premier, portée par des acteurs mineurs fanatisés et déstabilisants.

Les stratégies de « combinaisons croisées »

La riposte stratégique des forts contre les faibles peut reposer sur une stratégie d'intimidation, de manipulation et de corruption. En revanche, la riposte des forts contre les forts (ou contre d'autres acteurs du jeu symétrique), se fait valoir par l'intimidation (Obama/Hollande vis-à-vis de la Syrie) et/ou par la menace d'attaques préemptives (Israel-Iran, USA-Irak). Dans d'autres circonstances, la combinaison croisée de la « Balance of Power » pratiquée par les puissances traditionnelles avec le soutien des alliances classiques et de la « Balance of Threats » avec l'appui des « coalitions of the Willings » contre les puissances montantes (en exploitant un mélange de menaces et de vulnérabilités) affaiblit à long terme l'acteur hégémonique. Celui-ci s'efforcera alors d'exercer une forme d'arbitrage du jeu international ou de « Global Leadership », par une politique de « Linkage stratégique » dans les différents systèmes régionaux, au lieu de la « Global dominance » du système unipolaire du passé.

Stabilité systémique et cycle hégémoniquesS

L'existence d'un ordre hégémonique est liée à une certaine conception de la stabilité du système (Gregory Vanel) et celle-ci aux interrogations sur le déclin hégémonique. L'analyse des cycles hégémoniques se prévaut de la théorie des cycles politiques longs, dont le paradigme repose sur l'hypothèse que l'hégémonie est de nature dynamique.

Cette théorie s'inscrit pleinement dans la conception du processus historique comme succession de phases de stabilité (Kindelberger, Gilpin, Kebadjian, Strange), entrecoupées de phases d'instabilités, de désordres publiques et de crises (de puissance, de légitimité et d'équilibre). Au cours d'un cycle - selon cette conception - les sources du pouvoir d'Hégémon s'entrelacent avec les courbes de la stabilité du système et à l'issue de cet enchaînement intervient une grande guerre, comme rupture du cycle (P. Kennedy, M. Olson, Goldstein), ce qui comporte une remise en cause de l'ordre antérieur.

La production de stabilité de la part d'Hégémon est essentielle, affirme cette approche, pour garantir l'ordre international soit par la création de biens publics (économie) soit par la production de valeurs et de légitimité (culture). Et lorsque le rôle stabilisateur assuré par l'Hégémon fait défaut, la prise en charge collective de la stabilité est assurée par la communauté internationale (Keohane). Par ailleurs deux diverses temporalités assurent le changement : l'une fondée sur la répartition des pouvoirs au sein du système et l'autre sur le maintien du système international (Krauser).

De manière plus précise, la théorie des cycles hégémoniques s'efforce de distinguer la reconfiguration globale du pouvoir hégémonique au sein du système (remise en cause de l'hégémonie), de l'évolution d'Hégémon vers une diverse restructuration interne de son pouvoir. Dans cette deuxième hypothèse, on décèle l'existence d'un cycle secondaire dans l'évolution de l'hégémonie elle-même. Les théories des cycles longs, à caractère économique (Kondratieff et Schumpeter) ou à caractère politique (Modelski, Goldstein), vérifiées ou non empiriquement, autorisent des scenarios d'avenir et des projections dans le futur qui viennent se rajouter aux approches de l'hégémonie comme pouvoir structurel, puisqu'elles constituent des théories évolutionnistes et dynamiques.

Dans son ouvrage « Les vagues longues de la conjoncture » de 1926, N. Kondratieff met en évidence la fonction et la durée des cycles longs économiques (50/60 ans) et cette approche est reprise plus tard par Schumpeter par la mise en exergue du phénomène de « destruction créatrice » du capital, dans la transition entre phases montantes (ou d'expansion) et phases descendantes (ou dépressives) du même cycle (environ 25 ans).

Or cette innovation conceptuelle a produit à son tour une contestation et une adaptation politiques avec Modelski en 1983 et Goldstein en 1988. Ces auteurs ont mis en évidence que les cycles économiques interfèrent avec les cycles hégémoniques (de 120 ans pour Modelski et d'environ 150 ans pour Goldstein), qui engagent l'ensemble du système international par leurs dimensions géopolitiques, stratégiques et civilisationelles2.

Hégémonie et empire sur les cycles longs

L'idée du cycle est de nature organiciste et elles est fondée historiquement sur le modèle des hégémonies du passé. Le constat selon lequel la naissance, l'ascension et la mort d'un organisme vivant l'amènent inexorablement à son déclin et à sa mort, en passant par des phases de consolidation et de mûrissement, est ancienne et prémoderne.

Elle est justifiée philosophiquement en terme de devenir, de processus et de durée, car rien ne reste immuable au cours de l'Histoire et des analogies impressionnantes existent dans l'observation concernant la décadence des grands États ou des grands Empires. C'est dans la foulée de cette

analogie que la notion d'Hégémonie interfère avec la notion d'Empire, en se différenciant de celle-ci (M. Battistella), car la première implique une relation dialectique entre coercition et consensus et des rapports d’indépendance entre sphères distinctes de pouvoirs relativement autonomes et souverains, étatiques et infra-étatiques, et la deuxième met en œuvre une logique de domination, de verticalité, de hiérarchie et de bureaucratisation, entre une multiplicité de centres de pouvoirs (obéissance et exécution par voie de règlements) s'étendant à un espace géopolitique déterminé et y assurant un contrôle diplomatique, une protection stratégique et un transfert des ressources par la contrainte.

Ainsi, la distinction entre Hégémonie et Empire semble reposer davantage aujourd'hui sur la gestion de l'ordre international par l'exercice d'un contrôle libéral et informel (Hégémonie) plutôt que formel et direct, par le maintien de la coercition (Empire) de la part de la puissance prépondérante sur la politique interne et extérieure d'autres souverainetés.

Dans ce contexte, « la paix par l'empire » apparaît comme liberticide, même si elle vient d'une démocratie impériale comme les États-Unis et se donne pour but de façonner les relations internationales au bénéfice du système dans son ensemble et sur la base d'un gestion lockienne (Hobson), ou d'un « gestion non territoriale » (S. Strange). L'Empire non territorial (USA) implique une participation des marchés et des institutions financières internationales (FMI, BM, OMC, OCDE, BCE, ONU, etc), des firmes multinationales et des élites mondialisées. L'extension de cette gestion à une économie financiarisée et interconnectée, sécrète une bureaucratie impériale immense, capable de durer dans le temps par la force de l'inertie et par la constitution d'intérêts propres.

Les analyses néo-marxistes de l'économie capitaliste mondiale voient dans la notion d'empire plus une « écomonie-monde », qu'un système de gouvernement et de contrainte unique, assurant le transfert des ressources à l'Hegemon par l'intermédiaire du marché, plutôt que par la coercition et cela par la compétition entre une multiplicité de centres de puissances économiques, plutôt que par l'organisation politique et culturelle de ces puissances.

Ainsi, la notion qui se réfère le mieux au système international d'aujourd'hui, anarchique, multipolaire et partiellement décentralisé mais extraordinairement inter-connecté, est celui inclusif de « Puissance hégémonique globale », une puissance hors-norme et « hors-limites ».

Grands cycles de transition systémiques

L’analyse des relations entre pouvoir et valeurs, ou entre puissances hégémoniques et transformations du système international, a été au cœur des préoccupations de Robert Strausz-Hupe, dont l’originalité en a fait un classique dans l’étude des grands cycles de transition systémiques et pluriséculaires.

Le concept plus prégnant de Strausz-Hupe est celui de « révolution systémique ». L’histoire du monde civilisé serait scandée par quatre grandes conjonctures de changement, embrassant l’univers global des relations du monde occidental

Il s’agirait de « révolutions » concernant les grandes aires de civilisations connues, ayant eu lieu par vagues ou par conflits en chaîne, lorsque la structure des rapports d’une unité systémique, prise comme type d’organisation, n’aurait plus été en mesure de fournir des réponses adéquates aux besoins et aux défis émergents.

L’humanité aurait connu, en somme, quatre grands modèles de mutation :
L’antique ou impérial, commencé avec la guerre du Péloponnèse et achevé, après quatre siècles, avec un seul empire universel. Toute une aire de civilisation, la Méditerranée, qui constituait l’univers entier des anciens, en fut secouée jusqu’à ses fondements. Le système des États n’était plus le même à la fin de l’époque considérée, car on passa du système fragmenté des cités grecques à l’Empire unifié de Rome ;
Le féodal, issu de la désagrégation et de l’effondrement de l’ancienne unité, à partir du Ve siècle de l’ère vulgaire et comportant une multiplicité pulvérisée de formes politiques, sous le couvert fictif de la double unité de l’Église et du Saint Empire romain germanique ;
Le moderne, depuis l’aube de la Renaissance, le système féodal cède à la nouvelle configuration de pouvoir, le système des États-nations, s’affirmant définitivement en 1648 avec la « Paix de Westphalie » ;
La « révolution systémique de l’âge planétaire », débutée au XXe siècle, accélérée après la Deuxième Guerre mondiale, avec le processus de décolonisation aujourd’hui achevé et poursuivi avec l’implosion de la bipolarité et les ajustements en cours pour la définition d’un système plus stable.

Le rapport « espace – ressources – démographie » allait subir, depuis la fin de l’ordre bipolaire, une modification radicale, suivi par des « ruptures » dans la hiérarchie et l’importance des mutations technologiques, scientifiques et spatiales. Ainsi, des divergences nouvelles, des dissymétries anciennes et des antagonismes stratégiques et politiques se manifestent aujourd'hui entre les grandes aires du globe.

Huntington et la théorie des grands cycles

N'ayant pas historicisé la théorie des grands cycles, économiques ou politiques, Huntington n'a pas tiré un enseignement pertinent des courbes séculaires de l'hégémonie des grands empires, l'empire espagnol et portugais, l'empire français, l'empire britannique et aujourd'hui l'empire américain.

Il a contribué à donner naissance à la nouvelle manière d'écrire l'histoire dans le monde anglo-saxon, sans le pathos de la philosophie allemande de l'histoire ou du devenir des civilisations à la Spengler. Il nous a rappelé que l'Occident n'est plus le seul « sujet » de l'Histoire universelle et que celle-ci n'est pas le champ intellectuel de son monologue intérieur.

Son mérite a été de remettre en cause un des paradigmes fondamentaux de notre connaissance et de faire apparaitre les vieux postulats comme désuets et inadaptés. C'est sur la base de cette « crise des paradigmes », si salutaire pour l'esprit, qu'il est devenu possible et nécessaire de reprendre le débat sur les notions héritées d'Orient et d'Occident, mais aussi de mondes islamiques.

L'approche civilisationnelle et historique

Suivant un courant de pensée qui va de Spengler à Tonybee, de Quincy Wright à Ortega y Gasset, l'hypothèse de Huntington est que : « dans le monde nouveau, les conflit n'auront pas pour origine l'idéologie ou l'économie. Les grandes causes de division de l'humanité et les principales sources de conflits seront -ajoute- t-il- culturelles. Les États-nations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales mais les principaux conflits politiques mondiaux mettront aux prises des nations et des groupes, appartenant à des civilisations différentes. Les chocs des civilisations seront les lignes de front de l'avenir ».

Après avoir rappeler que « la communauté des culture est une précondition de l'intégration économique » il rappelle que « l'axe central de la politique mondiale sera probablement, dans l'avenir, le conflit entre l'Occident et le reste du Monde ».

Qu'est ce que cela implique pour l'Occident (Europe et Etats-Unis) ?
« Tout d'abord, que les identités forgées par l'appartenance à une civilisation, remplaceront toutes les autres appartenance, que les Etats-nations disparaitront, que chaque civilisation deviendra une identité politique autonome ».

Pourquoi l'Occident domine-t-il le monde ?

L’Occident, comme espace de liberté politique et religieuse, d'État de droit, d'équilibre des pouvoirs et d'économie de marché, s'impose au monde comme un modèle d'équilibre permanent entre la force contraignante de la constitution et de l’État et la liberté exigeante des individus et des unités politiques. Un équilibre qui n'a pas d'égal dans d'autres contextes civilisationnels, dont la faiblesse congénitale est représentée par le déficit de « sens », qui est la composante « hard » de l'esprit humain et la force entraînante de l'Hégémonie historique. Par ailleurs, l'Occident sera dominant jusqu'au moment où le scrupule de la morale, de la loi ou des intérêts n'effacera pas son besoin de survie. Jusqu'au moment où il continuera de vivre dans la civilisation tout en gardant un pied dans la pulsion originelle de la force.

En effet, la loi profonde de tout changement et de toute transformation humaine repose sur l'ascétisme moral et sur la force primitive de la violence. Le déclin d'une civilisation commence avec la naissance du sentiment de piété, de justice et de compréhension qui demeurent les principes corrupteurs de la domination et de la hiérarchie humaines. Pour que la civilisation perdure, il faut deux lois et deux mesures, l'une pour l'ami et l'autre pour l'ennemi et une application intransigeante de cette discrimination.

L'humanisme et l'égalité marquent en effet le début et la fin d'une civilisation, car la règle de l'iniquité, de la coercition et de la violence qu'ont fait grands les Empires sont certes constantes, mais pas immuables au cours de l'Histoire. En effet, les moyens de leur exercice se sont démocratisés et étendus à travers la création d'institutions et de bureaucraties impersonnelles et l'usage de la force ou la répression des révoltes ont sapé la croyance en une destinée pacifiée et civile, différente de celle qui se déroulait cycliquement avec l'ascension, l'affirmation et la chute des États et des Empires.

L'Occident, le soft power et le déclin de la puissance américaine

L'Occident n'est pas fini et il est loin de l'être, contrairement aux thèses pessimistes et simplistes sur le déclin de l'Occident. L'Occident, autrement dit les USA, l'Europe, la Russie et l'hémisphère Nord de la Planète, l'Amérique Latine et l'Océanie et institutionnellement le Japon et l'Inde dominent sans partage dans tous les domaines de la l'activité humaine et de la vie politique et sociétale, bref, de la connaissance et de la culture, des arts et des sciences, des modes de vie et des modèles culturels.

Cette prédominance évidente et ancienne, ne disparaîtra qu'avec une catastrophe mondiale ou une guerre universelle, effaçant toute une civilisation. Dans une dimension plus proche de ces propos, celle de la relativité de l'expérience humaine, on constatera que la force et la faiblesse déterminent toujours le statut d'une Nation sur la scène du monde internationale. Il en est ainsi à chaque période historique. Or, une réflexion sur la position actuelle et future de l'Occident nous pousse au constat que l'Amérique est en train de perdre son statut d'hyper-puissance pour redevenir un des principaux membres du Club des grandes puissances du XXIème siècle. C'est la thèse soutenue par l'historien Paul Kennedy3 de l'Université de Yale à partir d'une comparaison historique avec le déclin de l'Empire britannique dès la deuxième moitié du XIXème siècle. Lorsqu'un pays a été au faîte de la puissance dans toute une série de domaine, d'autres acteurs émergents commencent à combler leur retard de telle sorte qu'une redistribution de la puissance internationale fait décroître l'importance relative du leader et engendre plus loin la transition de la puissance déclinante à la nouvelle puissance montante qui aspire à l'hégémonie.

En décomposant les facteurs de puissance des Etats-Unis, Paul Kennedy fait référence à la théorie du « soft power » élaborée il y a une vingtaine d'années par Joseph Nye de l'Université de Harvard. Le « soft power » se résume à la capacité de convaincre les différents acteurs du système à faire ce que le détenteur de ce pouvoir voudrait qu'il fasse. A la différence des autres formes de pouvoir, économique ou militaire, ce pouvoir est chancelant et conjoncturel.

Il est lié à l'image internationale du leader et, dans le cas des Etats-Unis, à la détérioration de leur perception par les autres acteurs, ainsi qu'à l'hostilité croissante pour les entreprises militaires menées par le monde.

Le deuxième pilier du pouvoir de l'Amérique, le pouvoir économique et financier, s'est fortement dégradé en raison des déficits commerciaux et des déficits publics, mais aussi de la titrisation des crédits pourris qui ont été à l'origine de la crise mondiale actuelle. Reste le pouvoir militaire, exorbitant, qui demeure le plus solide, en ses capacités de projection de puissance et dont l'efficacité opérationnelle est destinée à décroître en relation aux conflits asymétriques. Ceux-ci s'accroissent en revanche avec la montée des forces irrégulières et de démultiplication des situations de crise.

Cependant, l'élément le plus inquiétant, suivant le schéma historique du déclin des grandes puissances, est l'empiètement des puissances retardataires ou perturbatrices, à l'intérieur des espaces de sécurité du leader international, doublé du risque d'une diminution du rôle des alliances militaires et d'une redéfinition générale des stratégies du long terme, pouvant éloigner les Etats-Unis de l'Europe. Ce risque, réduisant les ambitions et les engagements de la République impériale dans le monde, les conduirait à l'isolement international et à une normalité, qui leur feraient perdre le rôle, encore actuel de pivot du monde.

L'Europe et l'unité stratégique de l'Occident

L'absence de leadership affaiblit l'Europe et les États-Unis dans un monde multipolaire où l'unité du commandement relève de la plus haute fonction stratégique. L'unité stratégique permet de concevoir et de mettre en oeuvre une architecture de systèmes défensifs hiérarchisés et intégrés à un seul pôle de décision. Planifier les seuils de la dissuasion ou les niveaux de la stabilité ou encore les priorités des engagements et de la logique de préemption aux deux grandes échelles du monde, le système planétaire et les aires régionales plus menaçantes, cela relève du leadership comme porteur d'atouts stratégiques.

Cette unité de conception, de décision et d'action est politique car elle définit les stratégies, les coalitions et les acteurs hostiles. Ce sont les acteurs hostiles qui portent atteinte à la stabilité mondiale, en utilisant la force et la menace directe et indirecte, dans le but d'obtenir des gains par l'utilisation de revendications autrement impossibles à accepter, car assorties de risques démesurés.

Partenariat et leadership

Le partenariat politique et la « pax consortis » apparaissent, à l’ère des interdépendances, comme les méthodes les plus efficaces pour rechercher des solutions appropriées aux problèmes multiformes du système international de demain. Ce partenariat comporte un nouvel équilibre des initiatives, des tâches et des responsabilités.

L’image des « superpuissances » s’était enracinée un peu partout dans les consciences politiques depuis 1945, associée à celle, tutélaire, des leaderships à l’Est et à 1’Ouest. Cette conscience tirait sa raison d’être d’une concentration exorbitante des moyens inhibitoires de la force.

Une disproportion entre l’impuissance de la force (potentiel de destruction), la puissance politique visant à l’utiliser (au moins diplomatiquement), et les capacités économiques des détenteurs de celle-ci, s’est insinuée dans la représentation collective, mettant en crise les options de politique étrangère qui s’étaient inspirées de celle-ci et notamment celles de « globalisme unilatéral », et de « unilatéralisme globaliste ».

Le pluralisme des valeurs et la disparité des intérêts entre les USA et l'Europe, requièrent davantage une gestion du système, basée sur la « pax consortis » et le dialogue multilatéral. Cette gestion collective par les acteurs majeurs du système est aussi la plus équilibrée, face aux nouvelles formes de vulnérabilité.

Au regard de la gestion du système international actuel, les États sont brusquement confrontés à des défis globaux, qui exigent coopération et partage de responsabilités.

Ne poursuivant pas des objectifs réductibles à la logique du marché, les États visent, aujourd’hui comme hier, l’instauration ou la définition d’un ordre international maîtrisable.

Ce dernier exige une forme de pouvoir politique qui prenne en charge les problèmes liés à la gestion de la sécurité et ceux qui découlent d’une complexité croissante et de la poursuite d’un processus d’intégration étendu.

La restriction de l’autonomie des États et l’imbrication toujours plus étroite de la politique intérieure et de la politique extérieure, ainsi que l’extension de la scène planétaire, liée à la multiplication des acteurs sub et trans-étatiques, et à celle de flux de communication afférents à des foyers mouvants, d’incertitude et de crise, interdisent l’utilisation de paradigmes explicatif uniques et de théories générales à portée universelle.

Ainsi, dans le décryptage des transformations consécutives à l'effondrement de la bipolarité, Z. Brzezinski a dégagé une lecture du système international où le choix d’un engagement cohérent de l’Amérique à côté de l'Europe vise la préservation et l’exercice d’un leadership cooptatif et d’une hégémonie démocratique. L’intimité de ces deux notions est liée à la gestion des alliances et à la légitimité internationale de l’action des États-Unis.

C’est donc à partir d’une analyse globale de la scène planétaire que l’auteur parvient à historiciser et à relativiser la priorité absolue accordée par l’Administration Bush à la « guerre contre le terrorisme ». Celle-ci ne peut représenter à ses yeux qu’un but stratégique à court terme, dénoué de pouvoir fédérateur. En effet, s’interrogeant sur l’hégémonie américaine et, en perspective, sur son déclin historique à long terme, il replace la complexité du paysage mondial et ses turbulences dans le cadre d’une stratégie d’alliance permanente avec l’Europe. Seule cette alliance, interdépendante et toutefois asymétrique, est en mesure d’assurer une communauté d’intérêts partagés entre l’Europe et les USA.

Cette alliance seulement peut garantir à ses yeux l’évolution de la prééminence des USA sous la forme qui correspond le plus à une démocratie impériale, l’hégémonie de cooptation. Aucune alliance de circonstance ne peut élargir les bases d’une direction éclairée, fondée sur le consensus plutôt que sur la domination pure. Aucun autre acteur ou ensemble d’unités politiques – à l’exception de l’Europe – ne peut permettre l’exer - cice d’un leadership mondial, sous la forme d’un pouvoir fédérateur et rassembleur vis-à-vis de ses alliés.

La scène planétaire et la modernité

La scène planétaire est caractérisée par l'interdépendance croissante de l’humanité et par une complexité inégalée des univers culturels.

À présent, nous observons la fin provisoire de l'âge idéologique, mais cela ne signifie point sa disparition définitive, car les utopies réapparaissent perpétuellement dans le siècle et elles en constituent la trame signifiante.

Or la vision pluraliste du monde s'est tour a tour opposée à la vision moniste et dogmatique de la réalité. Ainsi, la variété des civilisations et des croyances et la multiplicité des régimes politiques nous forcent au constat, exaltant pour les uns et désarmant pour les autres, que l'hégémonie de l'Occident, qui préserve cette variété et cette richesse d'expressions, perdurera encore longtemps avant de se dissoudre et de justifier une nouvelle candidature à la stabilité et à l'ordre universel dans le monde.

1Voir sur les responsabilités des élites, l'article de l'éditorialiste économique Martin Wolf dans le Monde du 18 janvier 2014 au titre « La faillite des élites ». L'auteur y développe la thèse du manquement des élites européennes et mondiales dans la crise actuelle et dans celle de la première guerre mondiale (1914-18). Le trait commun d'hier et d'aujourd'hui est représenté par un cumul impressionnant d'ignorance et de préjugés ayant conduit avec le premier conflit à détruire les deux piliers de l'économie du XIXème siècle, le libre-échange et l'étalon d'or, avec la crise actuelle à avoir encouragé un gigantesque pari consistant à dissocier responsabilité (répercussions d'une crise systémique) et pouvoir (système de décision) portant atteinte à la gouvernance démocratique. Le divorce entre élites et citoyens a engendré en Europe une concentration du pouvoir entre trois bureaucraties non élues (la Commission, la Banque Centrale Européenne et le Fonds Monétaire International) et une série de pays créanciers, en particulier l'Allemagne, sur lesquels les opinions et les citoyens n'ont aucun pouvoir d'influence.

2Goldstein et Modelski se sont employés à examiner les successions du cycle long politique qui va de 1975 à 2010, puis à dresser des prévisions pour la période 2010-2080. Selon leur étude, l'Agenda international, marqué par une interaction forte entre sous-système économique et sous-système politique débouche sur une sorte d'« horloge de l'Histoire » de demain, signalée par des dilemmes décisionnels et par l'alternative entre un consensus des acteurs majeurs pour un co-développement des différentes régions de la planète ou une rupture des ententes possibles, par une poussée géopolitique irrésistible vers un grand conflit eurasien et mondial.

3KENNEDY, Paul, Nous revenons à notre vraie place, dans Courrier International, hors-série, février-mars-avril 2011, pp. 39-40

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