ORIENT, OCCIDENT ET MONDE ISLAMIQUE HUNTINGTON VINGT ANS APRÈS

Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
23/9/2011

SOMMAIRE
I. PREMIÈRE PARTIE
MONDE ISLAMIQUE ET « PRINTEMPS ARABE » MÉDITERRANÉE, MAGHREB, MOYEN ORIENT, GOLFE.

Les déstabilisations du Maghreb et de l'Égypte, vite étendues à la Libye puis au Golfe ont rejoint finalement la Syrie et le Moyen-Orient. L'intérêt porté actuellement à ces pays restitue l'importance de la région au cadre stratégique global.

À l'origine du phénomène une absence de dynamisme politique et social et un anachronisme des structures de pouvoir. La coexistence d'inerties, de manque de vision et d'essoufflement intellectuel a traduit le peu de vitalité de la relation entre l'État et la société civile en transitions timorées et en formes de légitimité inchangées.

Le souci du pouvoir de maintenir le contrôle par le haut sur les évolutions des systèmes représentatifs, passés du parti unique au multipartisme, a freiné tout espoir d'ouverture et a canalisé les institutions de démocratie formelle dans les rails étroits d'une simple reconduction des élites au pouvoir de telle sorte que la mise en scène de la représentation politique a été réalisée sans élan et sans perspectives de renouveau.

Par ailleurs, la corruption et les abus de pouvoir n'ont pas permis de créer des liens sociaux solides, nécessaires aux débats sur l'avenir et au décollage1 économique. Les carences constatées sont multiples.

La non-éradication de la violence islamique, le non achèvement des réformes engagées, la fermeture des horizons mentaux dans des cadres nationaux restreints, sont autant de motifs d'insatisfaction pour les revendications de la « rue arabe ».

Dans ce contexte, la transition précoce de la Tunisie (1987) vers une gouvernance dynamique et éclairée a été vite freinée par le népotisme et la corruption, tandis que l'Algérie est plongée, à partir de 1999, dans une guerre civile sanglante et a entrepris une modernisation autoritaire, avec la rente pétrolière, sur fond d'omnipotence politique. Un État bureaucratique sous le contrôle de l'armée garde une chape administrative étouffante sur la société toute entière.

Au Maroc, la volonté modernisatrice du roi et de ses proches consolide l'image d'un pays ouvert et en progrès, même si le pouvoir reste dans les mains d'un groupe restreint de proches du palais et d'une poignée d'officiers supérieurs en garde rapprochée.

La faible autonomie du Parlement et des partis politiques n'ont pas interdit au Palais de prendre des décisions d'importance et de régner par décret. Avec la même méthode le roi à procédé à une réforme du droit de la famille et tout récemment à des amendements de la Constitution.

Moyen-Orient.

Un même constat et des conclusions analogues s'imposent à l'Est de la Méditerranée.

La fragilité des États et l'agonie du nationalisme arabe reflètent une profonde mutation des équilibres au Moyen-Orient qui a toujours vécu sous la férule d'empires, romain d'abord, ottoman ensuite et colonial au XXième siècle. Ici l'affrontement des puissances a été l'arbitre régulier des rivalités ethniques et religieux, le pain quotidien d'une impuissance à s'entendre et vivre ensemble.

Portés par la mystique du panarabisme, les paradigmes unionistes, défendus par la Ligue Arabe depuis 1945, n'ont pas survécu à l'exclusion de l'Égypte de la Ligue en août 1999 .

La fragilisation des régimes modérés a été due pour une part à la perte du monopole de la violence légitime venant des mouvements islamistes, et pour l'autre à l'émergence d'une diplomatie parallèle entre les États arabes et l'Occident.

Dans un environnement dégradé, des puissances non arabes étendent leur rivalité à tout l'échiquier moyen oriental. Israël, la Turquie et l'Iran profitent des difficultés américaines et des déboires de l'OTAN en Irak et en Afghanistan, pour aggraver la volatilité des configurations politiques incertaines dans toute la région.

Les mutations du système régional profitent en particulier à deux acteurs régionaux, la Turquie et l'Iran, où la légitimité islamique constitue le soutien idéocratique de leurs ambitions de puissance. Ici comme ailleurs, l'économique ne peut constituer le fondement de la puissance et la culture et le verbe diplomatique prennent la relève des capacités du développement et d'influence.

L'activisme diplomatique turc (formalisé comme doctrine Davutoglu de « Zéro problèmes avec les voisins », Syrie, Kurdistan, Arménie, Israël, Iran) s'impose comme un modèle à trois piliers - atouts naturels, tradition impériale, influence et arbitrage régionaux. Dans ce contexte, l'émergence de l'Iran relativise la prétention à une influence durable de l'Occident, portée par la vieille dialectique des modèles culturels d'Orient et d'Occident.

Quel est dans ce contexte mouvant le rôle et l'influence du monde islamique sur la scène internationale?

À cette question tous azimuts on n'apportera que des réponses partielles, simplifiées et forcement schématiques, regroupées autour de trois dimensions thématiques qui permettent de donner un sens à l'Histoire en devenir et à l'étude des relations régionales et globales :

  • une dimension dictée par l'actualité conjoncturelle ;
  • une dimension géopolitique et stratégique, à caractère systémique ;
  • une dimension historique et civilisationnelle, à vocation globale.
LA DIMENSION DE L'ACTUALITÉ CONJONCTURELLE.

Cette dimension est la plus criante car elle vient du monde islamique lui-même et caractérise le vrai choc de la modernité, dicté par les attentes insatisfaites de la démocratie. L'ampleur de la déstabilisation des pays musulmans qui va du Maroc à la Syrie et de celle-ci au Golfe arabo-persique a pris les observateurs par surprise. Du point de vue analytique, les formes historiques du gouvernement et les modes d'exercice du pouvoir dans les pays musulmans ont comporté l'identification de la forme du régime et de la forme d'État, tantôt de type idéocratique, tantôt autocratique, le plus souvent théocratique. Elles ont eu pour base de consensus la légitimité traditionnelle, bien que l'évaluation récente soit marquée par des constitutions à caractère présidentiel et à orientation occidentale et pluraliste.

Dans la plupart de ces pays, la stabilité politique s'est appuyée sur les instruments de l'appareil d'État qui sont principalement l'armée, la bureaucratie, l'appareil judiciaire, les médias et dans certains cas l'intégration du fait religieux dans les structures de pouvoir.

La mal gouvernance politique est par ailleurs caractérisée par une faiblesse de circulation et d'élargissement des élites et par un « système rentier » en osmose avec l'appareil d'État, cumulant le conservatisme des élites au conservatisme des sociétés. Non seulement l'État s'est identifié historiquement au régime politique, mais l'État est apparu comme l'expression d'un monopole et d'un accaparement de l'autorité, régnant sur une société civile stagnante, peu différenciée et clanique. Le pouvoir y a été centralisé, personnalisé et dépourvu de contre-pouvoirs et il s'est opposé, dans certains cas, à l'islamisation de la société par des surenchère aux accents nationalistes. Dans ces pays, souvent marqués par l'absence des libertés publiques et d'informations ouvertes, l'individu n'est pas encore devenu un acteur civil, doué de l'« habeas corpus », ni un acteur social, appuyé sur des solidarités en réseaux et le rôle des intellectuels et des partis a été limité ou inexistant. L'armée, la police et la justice ont représenté ainsi les structures fondamentales de soutien et de pérennisation de l'autorité.

Pour l'ensemble de ses raisons, la déstabilisation des gouvernements en place dans l'aire du Grand Moyen-Orient a laissé ces pays vides d'alternatives, de projets politiques et de modèle de développement et les société civiles ont été abandonnées à des revendications désordonnées et des interventions extrémistes, qui témoignent des difficultés de poursuivre dans les voies de la démocratisation et de la modernisation – politique et sociale. C'est pourquoi ces basculements des pouvoirs ont été des révoltes et pas des révolutions. Nous assistons, par le biais d'une mobilisation aléatoire, à l'avènement d'un société offerte aux agissements contradictoires d'influences extérieures. Celles-ci marquent le déclin de la société traditionnelle avec ses allégeances claniques, sans permettre pour autant l'émergence d'une société moderne et autonome, liée aux variables du système des partis.

Le vide de pouvoir qui s'y est produit signale également une rupture des alliances internationales, dans la plupart des cas occidentales et une désagrégation des équilibres internes entre groupes et clans. L'effet mimétique des déstabilisations a produit une contagion immédiate et un effet de domino régional.

Dans de pareilles situations, la communauté internationale a cru opportun d'exercer un droit d'ingérence humanitaire au nom de la défense des minorités et dans le cadre de la « sécurité collective », sans mesurer son caractère ambiguë, qu'est d'être un droit à double tranchant.

Très contestées - les issues des crises dans ces situations sont déterminées par trois éléments:

  • la force d'enracinement du consensus, ethnique, tribal ou clientélaire ;
  • l'exercice de l'autorité internationale par la force ;
  • le soutien à la logique du changement par l'ingérence extérieure, mise en œuvre par des puissances étrangères ou des institutions collectives de défense. La pression de cette ingérence et les effets locaux et régionaux de ses issues dépendent par ailleurs de la légitimité des régimes, de la stratégie de riposte adoptée et de la profondeur du divorce entre les sociétés en révolte et les élites au pouvoir.

La dimension géopolitique et stratégique à caractère systémique.

Les déstabilisations induites par les révoltes arabes en Méditerranée et au Grand Moyen Orient posent trois problèmes : un problème d'ordre général, à caractère systémique et deux problèmes inter-régionaux connexes*.

Le problème systémique est celui qui est imposé par un nouveau rapport de forces dans l'hémisphère Nord, par une nouvelle redistribution de pouvoir en Méditerranée, au Proche et Moyen Orient et au Golfe et plus en général dans les grands Balkans eurasiens.

Les deux problèmes connexes et convergents sont constitués par les logiques insidieuses de deux condominiums :

  • celui des USA et de la Chine en Eurasie ;
  • celui de l'Allemagne et de la Russie en Europe, dont le caractère innaturel et dangereux est susceptible de disloquer le système international dans son ensemble.

Revenant au cœur de l'Europe, un interventionnisme militaire sélectif sur la scène internationale et un équilibre plus réaliste est à prendre en compte dans les relations entre la France et l'Allemagne et entre la France et le Royaume-Uni à caractère compensateur.

A l'Est de l'Europe, un rapport de partenariat est à approfondir sur tout l'échiquier eurasien entre l'Europe et la Fédération de Russie et une révision stratégique est à prévoir entre l'Europe et la Turquie quant au processus d'intégration et à ses limites.

De manière générale et dans une vision afro-eurasienne de l'ordre mondial, le rôle des pays musulmans s'insère comme une variable dépendante dans la relation entre Orient et Occident, d'où son ambivalence permanente.

Ces pays doivent en effet se déterminer sous l'effet d'une double influence géopolitique;

a) entre l'Amérique et la Chine en Extrême Orient, en incluant dans l'équation occidentale la Fédération de Russie, le Japon, l'Australie et l'Inde ;
b) entre les pays musulmans eux-mêmes, vis-à-vis de la sécularisation du pouvoir et du processus de modernisation, interdisant leur unité ;
c) entre le monde islamique et le monde occidental, suite aux deux guerres d'Irak et d'Afghanistan ; suite également à l'inversion des priorités stratégiques des USA et des forces de la coalition, élargissant le front de combat au terrorisme dans un arc de crise très large.

Or, deux conclusions provisoires peuvent constituer des référents utiles pour les pays musulmans et pour l'Occident dans son ensemble :

  • le premier et le plus important porte sur un nouveau « containment » de la Chine, face à son « émergence pacifique » et confucéenne. Ce containment entraine un système inédit et mixte de rivalités et de solidarités, économiques, politiques et militaires en Eurasie.
  • Le deuxième est l'utilisation du multilatéralisme (G8,G20) en fonction d'une multipolarité directrice, gouvernée à la manière d'un concert mondial des puissances.

Dans cette approche de type réaliste, il ne peut y avoir de place pour de fausses solutions. Constituent à nos yeux de fausses solutions :

  • un clash global de civilisations, qui serait incontournable et tragique ;
  • une solution islamiste pour les sociétés musulmanes dans leur ensemble, qui serait régressive et dangereuse ;
  • une sous-estimation de la menace terroriste d'Al Quaïda, sa capacité de résiliance et sa transformation d'organisation arabe en organisation de planification globale pakistanaise, douée d'une décentralisation en trois branches, irakienne, algérienne et yéménite ;
  • une entente politique de façade entre les pays émergents (BRICS) parmi lesquels ne figure aucun pays islamique ;
  • un rééquilibrage géopolitique et stratégique autour du pivot géographique de l'Histoire (Hearthland) ;
  • une issue à moyen terme du problème palestinien qui est le fusible habituel des contradictions intérieures du monde arabo-musulman et spécifiquement du Hamas et du Fatah. Ce problème continuera à jouer le rôle d'activateur des conflits sous-jacents et le révélateur des divisions stratégiques profondes des pays musulmans entre eux en Méditerranée orientale.

Un équilibre de puissance dérivée entre pays musulmans et pays non musulmans.

En Eurasie, des rivalités et des crises latentes se manifestent entre pays musulmans et pays non musulmans.

Dans leur ensemble et du point de vue géopolitique, les pays musulmans constituent la première grande enclave du monde entre l'équation des puissances occidentales (USA, UE, Russie, Inde, Japon, Australie) et l'équation des puissances orientales (Chine, Corée du Nord et aire d'influence chinoise).

Son jeu est antagonique et contradictoire dans l'Asie du Sud-Est et oppose l'Afghanistan et le Pakistan à l'Inde et au Vietnam et, en bordure de la mer de Chine méridionale, les pays de l'ASEAN à la Chine.

Entre l'Atlantique, l'Europe, l'Afrique et le Moyen Orient son offensive historique est large et son effondrement social visible. Dans l'aire de cette immense turbulence et dans la recherche de stabilité régionale, la Méditerranée est appelée à s'appuyer sur trois piliers étatiques et non idéocratiques : le Maroc à l'ouest, l'Egypte au centre, Israël au Proche et Moyen Orient.

Au Moyen-Orient, un jeu d'influence tutélaire s'exerce entre la Russie et la Syrie, en opposition à la Turquie, ce qui ne peut laisser indifférents les pays du Caucase, l'Iran et Israël. Ce jeu provoque une activation des divergences entre l'UE et les USA à propos des stratégies conjointes d'intégration et de dissolution régionale latentes, en ce qui concerne la Turquie et les pays du voisinage élargi.

En Asie mineure, la Turquie s'est donné pour mission de jouer un « rôle néo-ottoman », islamique modéré, ou néo-conservateur, de plus en plus autonome, sur trois théâtres – européen, méditerranéen et oriental vis-à-vis :

  • de l'Iran, de l'Irak et d'Israël ;
  • éventuellement du vide syrien, vide dans lequel le rôle de la Russie est nécessaire pour garantir son accès au Golfe et à l'ensemble de la Méditerranée.

La duplicité de son rôle, dans l'OTAN et hors de l'OTAN, la met en porte à faux vis-à-vis de l'Occident et des pays arabes et confère à sa politique étrangère un caractère de jongleur aux équilibres difficiles.

En effet, la Turquie, œuvrant en contre-tendance par rapport à la Chine, qui esquisse une stratégie sécuritaire et maritime dans l'hémisphère méridional en direction de l'Afrique, recherche une « profondeur stratégique » dans l'axe de pénétration direct et opposé, qui va du plateau turc au pivot des terres, dans la diagonale centre-asiatique et en direction de l'Arménie, de l'Azerbaïdjan, du Turkménistan, jusqu'à l'Asie centrale. Elle joue ainsi en contrepoids vis-à-vis de la Russie et en containement vis-à-vis de l'Iran.

En Méditerranée, elle profite de l'affaiblissement de l'Égypte et contourne Israël par le canal de Suez, en collision biaisée avec celui-ci comme défenseur des palestiniens. En termes de flux commerciaux et d'investissements directs de la part de la Chine, de l'Inde et d'autres pays asiatiques, elle est une base régionale pour la pénétration des grands marchés européens et du Moyen Orient. La Turquie figure par ailleurs comme un « nouveau émergent » à l'assaut de l'Europe et à la périphérie de la Méditerranée.

Les pays du croissant fertile, la Jordanie, la Syrie et l'Irak, se situent dans le tracé des failles géopolitiques, dont le difficile équilibre peut osciller entre status-quo, instabilités accrues ou implosions et dont les allégeances sont d'ordre traditionnel et religieux. Les Balkans eurasiens et le Grand Moyen-Orient constituent cette large zone de crise, dont la connexion se fait au delà du subcontinent indien et agrandit l'espace d'influence de l'Inde.

L'impossible unité du monde arabe sera due, ici comme ailleurs, à l'absence de légitimité politique des élites dirigeants et au morcellement des régimes au pouvoir, rapprochés et au même temps éloignés l'un de l'autre par la méfiance réciproque atavique. La maitrise de cette région charnière dépendra du contrôle de l'eau et de sa gestion politique et de ce fait, de la volonté de domination turque.

Comme enclave eurasienne, en surplomb du Grand Moyen-Orient, l'ancien empire perse est une zone de civilisation étendue et dispose d'une fonction incontournable entre le Caucase, le plateau de l'Asie Mineure, et l'Irak dans la diagonale Nord-Ouest. Cet espace pivot est aussi dans la diagonale Ouest-Est, est aussi une plate forme naturelle, bordant la profondeur arrière de l'Afghanistan et du Pakistan. État-nation et État civilisation, l'Iran est une entité politique pleine et entière, douée d'une assise démographique, énergétique et militaire dont l'instabilité n'est pas due à son régime, ni à ses fissurations internes, mais à la crainte que suscite son unité politique et sa capacité de pression, d'influence et de chantage sur toute la région moyen-orientale.

Cependant, puisqu'il ne peut y avoir deux puissances dans un même espace régional, l'espace de la Turquie est défini par le Bosphore et de la Mer Noire, celui de l'Iran par le Golfe et la Caspienne, celui du Pakistan par l'Afghanistan et l'Inde, et celui d'Israël par le Liban et le Sinaï jusqu'au Canal de Suez et à la Mer Rouge. C'est un ensemble de lignes rouges à ne pas franchir.

ASIE CENTRALE ET OSTPOLITIK EURASIENNE

L'Asie centrale post-soviétique joue un rôle pionnier dans la modernisation économique et dans la démocratisation des structures politiques face à une forte fragmentation globale et aux pressions extérieures du Nord et du Sud de l'Eurasie. A la multiplicité des ethnies et des confessions religieuses correspond un trait commun, le passé soviétique, laïc et non théocratique.

Le rôle de l'Asie Centrale est de devenir une plaque tournante de stabilisation et donc une zone tampon géopolitique entre stabilité relative de l'hémisphère Nord et instabilité et tensions de l'hémisphère Sud. Son intérêt bien compris est d'être tournée vers le Nord Ouest et donc vers la Russie et l'Europe en ce qui concerne les équilibres sécuritaires et vers le Sud en ce qui concerne les dynamiques de la mondialisation économique et les perspectives de clarification multipolaire du monde, à vocation hégémonique incertaine.

Si la sécurité régionale est une composante capitale de l’équation de sécurité globale, le défi de stabilité en Asie Centrale est, pour l'Europe, de maintenir et de développer le pluralisme géopolitique et pas seulement démocratique et de faire en sorte qu'aucune puissance ne puisse contrôler, ni dominer d'une manière exclusive le pivot géographique de l'Histoire.

Ainsi une Ostpolitik mondiale de l'UE en Asie Centrale a pour fonction majeure de faire de l'Union la garante de l'indépendance de ces pays, car l'Asie Centrale est devenue partie intégrante de l'équation stratégique qui va de l'axe Baltique à la Mer Noire, du Golfe persique au Caucase du Sud et de la Mer Caspienne à l'Asie Orientale. Le but est « d'interdire à une coalition des pivots des terres » de souder les puissances continentales en fonction anti-occidentale, en la détournant d'une politique de pivot ». Elle a également pour fonction d'interdire à l'empire du milieu de remplacer la Russie en Sibérie Orientale par une pression démographique irrésistible, car le pays du Chung Kuo pourrait ajouter une façade océanique au potentiel de ressources de l'intérieur du continent en menaçant la liberté du monde.

Trois enjeux apparaissaient immédiatement de cette Ostpolitik mondiale de l'UE :

  • une géopolitique des ressources ;
  • l'affirmation progressive de la Chine et l'influence potentielle de Beijing ;
  • l'étouffement lent et incertain de toute forme de radicalisation islamique par des réformes politiques et sociales et par une politique de développement reliée aux clivages mondiaux empruntés par les pays émergents. (BRICS)

Face à cette situation et à moyen terme la tâche principale des puissances majeures de la planète consiste à assurer :

  • la gestion des crises ouvertes et leurs issues en Afghanistan et au Pakistan ;
  • le contenu économique, géopolitique et stratégique à donner au « containment » de la Chine ;
  • l'opposition collective à un « condominium global » entre la Chine et les USA, jugé innaturel et asymétrique.

Bien que la résolution de ces trois coordonnées dépende en large partie des stratégies américaines et de ses triangulations asiatiques, la réorganisation de l'ordre mondial ne peut avoir comme base une optique bipolaire. L'avenir des relations euro-américaines est décisif pour la projection des relations atlantiques en Asie et dans la Zone Pacifique. L'assurance d'une issue de crise en Afghanistan et Pakistan demeure, cependant, la priorité numéro un de l'Occident.

IssueS de crise au Pakistan.

L'issue du conflit afghan passe-t-elle uniquement par une clarification du partenariat américano-pakistanais ou en revanche pas une nouvelle politique occidentale vis à vis du Pakistan?

La proximité du Pakistan à l'Afghanistan, considéré comme sa propre « profondeur stratégique » lui dicte une revendication explicite, une cogestion régionale de la pacification et une diplomatie d'influence multivectorielle.

Le Pakistan est un pays aux métastases islamistes diffuses, au carrefour d'une proximité conflictuelle inclusive, d'une complicité stratégique avec les Talibans, de l'extrémisme radical et d'une haine de l'Occident. Le nœud fortement imbriqué de structures et de forces solidarise les services d'intelligence avec le millénarisme d'Al Quaïda, rendant difficile les relations bilatérales du « Pays des Purs », avec l'Inde, les États-Unis et l'Iran. Par ailleurs, ces solidarités donnent à la dimension nucléaire et à sa prolifération, un caractère déstabilisant au plan pan-asiatique et mondial.

L'incertitude sur la direction à donner à la politique étrangère place l'establishment pakistanais dans une position particulièrement inconfortable qui consiste à orienter la rivalité indo-pakistanaise vers l'Afghanistan et à craindre son instrumentalisation de la part des États-Unis dans le cadre d'une stratégie de « containment » vis-à-vis de la Chine.

Pour affirmer l'importance de son rôle, le Pakistan doit jouer, avec un ambiguïté compréhensible, à un jeu plus ouvert mais avec peu de cartes dans ses mains :

  • celle d'être le refuge des terroristes ;
  • celle de pouvoir consolider son alliance avec la Chine ;
  • celle d'affaiblir son partenariat avec les USA ;
  • celle de favoriser l'isolement de l'Iran.

Dans toutes ces hypothèses, la politique étrangère du Pakistan réagit aux difficultés dénoncées, avec une revendication indéfectible, de ne pas vouloir faire partie du problème mais uniquement de la solution.

ORDRE BIPOLAIRE ET ORDRE MULTIPOLAIRE EN ASIE

En termes de morphologie, à la vieille structure bipolaire du monde, représentée par une vision hiérarchique et centralisée de l'ordre politique et militaire ont succédé des modèles diversifiés et complexes, tant en termes d'équilibre de puissance que de comportements politico-stratégiques. La lecture bipolaire du monde fige les relations internationales dans une lecture antagoniste et rigide et ouvre sur une période de « guerre froide ».

En revanche, la lecture pluraliste, qui est le produit de mutations structurelles depuis une vingtaine d'années, accorde une attention particulière à trois-clés conceptuelles.

  • la notion de multipolarisme ;
  • la notion « d'intérêts nationaux », redécouverts en termes de Realpolitik ;
  • les notions de vulnérabilité, de nuisance et de défis.

1. La notion de multipolarisme articule les relations entre les pôles du point de vue de la diplomatie et de la sécurité, plus que du point de vue de l'économie et de l'échange.

2. La notion « d'intérêt » préserve le pluralisme des États-puissances et des États-continents ainsi que les grands équilibres politiques, car disparaissent les notions de « centralité stratégique » et de « overall hégémonies » .

La notion d'intérêt diversifiés favorise une redistribution des pouvoirs d'influence et de force, dans la gestion collective de l'ordre mondial.

La disparition des notions de « primauté » et « d'hégémonie », qui assuraient le globalisme de la mission américaine dans le monde, permet aujourd'hui une nouvelle relation, plus réaliste et moins idéologique, entre logiques régionales et ordre mondial. Deux problèmes interrégionaux convergents sont aujourd'hui les linkages Méditerranée/ Grand Moyen-Orient et Ostpolitik/Asie Centrale.

Une re-conceptualisation de la géopolitique du XXIéme siècle.

La redécouverte des « intérêts nationaux », à assurer en termes de sécurité, soient-ils multilatéralistes ou unilatéralistes, selon les régions et l'importance des pays et des zones concernés, montre que la logique des intérêts prévaut sur la logique des valeurs et sur les justifications d'ordre idéologique.

Kissinger a longuement soutenu que la démocratie ou les droits de l'homme, le moralisme et les doctrines économiques et sociales, le libéralisme ou le keynésianisme , ne peuvent offusquer l'enracinement historique et géopolitique des États, ni leurs intérêts permanents. Au nom d'une constellation diplomatique multipolaire, toute forme d'activisme international non soutenue par une cause universelle ou par une force morale élevée peut être source de tensions, de désordre et de chaos.

Cela signifie que le renouveau islamique ne peut perturber les intérêt vitaux des grands États, ni entrer en contradiction avec ces derniers, car il y a là une « entente non écrite » et donc un « code de comportement tacite » entre les puissances majeures, pour qu'on mette en œuvre des mécanismes de sécurité collective en cas de débordement de la rue ou de révoltes sécessionnistes de type extrémiste.

Dans de pareils cas, la sécurité collective prendra la forme de stratégies juridiques à l'ONU, de stratégies militaires à l'OTAN, de stratégies économiques aux G8 et G20 et de stratégies consensuelles dans les institutions d'intégration régionale.

Nous sommes donc encore une fois, mutatis mutandis, dans la théorie des contrepoids et de la « Balance of Powers » de la vieille école réaliste, qui apparaît comme un instrument de stabilisation internationale.

Méditerranée, Proche Orient et Grand Moyen-Orient, vus d'Europe. Un linkage stratégique et deux convergences géopolitiques.

Dans la direction Ouest-Est et Sud-Nord-Est, les convergences sont inscrites dans la géopolitique, le linkage dans la stratégie, les dynamiques politiques et militaires dans la perspective historique. Dès lors le mouvement de l'Histoire conditionne les acteurs à tenir compte des espaces continentaux, des mers internes, du régime des eaux et des voies de transit intercontinentales et inter-océaniques.

Après les printemps arabes et l'exigence de redéfinir les accords de l'Union pour la Méditerranée (UpM), la stratégie européenne vis-à-vis des pays de la rive sud doit s'inscrire dans une double perspective, de démocratisation politique et de modernisation économique et sociale. Or, la démocratisation est étroitement liée à la géopolitique et la modernisation à la globalisation.

La Méditerranée, un concentré de fractures planétaires?

La Méditerranée, qui a vécu trois mondialisations successives, celle unitaire de la Rome impériale, celle bipolaire de l'Europe chrétienne et de l'empire arabe et celle mercantile des villes italiennes et néerlandaises, a développé des mondialisations autocentrées autour de la Mer-monde.

Théorisée par F. Braudel, la Méditerranée est aujourd'hui une réalité sous-mondialisée et à la marge des grands flux globaux, excentrée par rapports aux grands marchés asiatiques et sous-équipée en grandes infrastructures. Par ailleurs, elle n'appartient plus au rêve colonial européen. Dans le rapport Nord-Sud, elle n'a bénéficié d'aucune stratégie d'externalisation des appareils productifs à forte valeur ajoutée. Elle souffre d'un décalage économique entre les deux rives et est marquée par un échec du régionalisme moderne, fondé sur le principe d'une intégration entre groupes régionaux à économies inégalement développées. Les raisons politiques du soutien des régimes politiques déchus ont été justifiées par les propos de faire barrage au risque islamique ou terroriste, mais les régimes n'ont pas su faire profiter à leur populations la ruée des investissements vers le Golfe.

La solidarité arabe n'a joué ni économiquement ni politiquement car les classes dirigeantes arabes ont été ce que les sociologues marxistes appelaient des « bourgeoisies compradores ». Elles n'ont pas joué au co-développement de la région inscrite dans l'UpM et cette absence de vision et d'ambition modernisatrice a joué comme un affaiblissement conjoint de toute la région et de l'Europe. Ainsi la fragilité politique a été une cause de la fragilité économique et vice-versa et cet ensemble de faiblesses a fait dire à Michel Sévérino, ancien directeur de l'AFD, que la Méditerranée est « un concentré de fractures planétaires aux portes de l'Europe ».

Le temps des révisions.

Dans ce contexte, les questions stratégiques et militaires représentent des défis majeurs, car elles sont liés à la stabilité régionale et à la sécurité globale. Ainsi, il faudra subordonner les questions économiques aux réformes politiques. En termes géopolitiques cette insertion de la perspective à long terme doit avoir une fonction unifiante et constitue la connexion essentielle du segment méridional de la ceinture afro-eurasienne en direction de la terre centrale, au delà du plateau turc. Ce segment maritime se situe dans la bande géographique longitudinale du grand croissant, disposé dans le sens Est/Sud-Est et Ouest/Sud-Est, autrement dit Géorgie/Ukraine-Bulgarie et Syrie/Arabie Saoudite-Golfe.

Cette même version de la mondialisation fait appel aux schématismes rationnels qui inscrivent les pays arabes de la Méditerranée dans la dimension inter-océanique (Atlantique/Méditerranée, Océan Indien) qui est fondamentale pour les voies d'eaux et la sécurité énergétique et dans la perspective intercontinentale de la masse afro-eurasienne (Moyen-Orient, Balkans, Ukraine, Caucase du Sud, Asie Centrale) qui est déterminante pour les aspects de dominance stratégique et de recentration productive.

La tendance de fond est dictée par le déplacement de l'axe de gravité du monde et par l'identification du « pivot géopolitique » de la planète qui est au XXI° siècle l'Océan Indien. Ainsi il faudrait reconceptualiser la politique d'élargissement et de voisinage et valoriser l'approche maritime de l'Europe dans les trois océans : Atlantique, Pacifique et Indien, en insérant les pays de la zone Sud de la Méditerranée dans l'axe de développement de demain.

En effet, depuis la fin de l'empire soviétique, l'effondrement de la valeur géopolitique du « pivot des terres » (Heartland), comme pivot géographique de l'Histoire, valorise le système maritime mondial et l'unité des océans. Or, c'est dans la zone du littoral eurasien que la dynamique de changements démographiques, économiques et politiques est la plus forte. C'est là que la dispute pour les voies d'eaux, les isthmes et les détroits par lesquels se déploie la sécurité énergétique, marque la déstabilisation du Rimland planétaire, l'appellation des terres qui va de la péninsule de Kamtchatka au Golfe Persique.

Dans ce contexte, la position de l'Europe est de se penser comme isthme occidental de l'Asie ou Rimland eurasien, car elle fait partie intégrante du Rimland mondial, dominé par les débouchés maritimes et les échanges, par la voie des océans.

La position des pays musulmans (qui n'ont d'amis qu'eux-mêmes) devrait être de se penser davantage comme États nouveaux, donc comme sujets géopolitique secoués par les rivalités régionales, plutôt que comme cultures et solidarités islamiques faussement solidaires et donc comme objets d'Histoire et reliques du passé.

Les héritages culturels et l'hybridation historique des pays musulmans.

Du point de vue de la dimension stratégique et civilisationnelle, il faut distinguer dans l'ensemble des pays musulmans entre des pays à plus forte islamisation ou à plus fort enracinement religieux, des pays où s'est fait sentir, au niveau des élites, l'influence européenne et l'héritage des Lumières. Cette influence est due pour l'essentiel à la colonisation occidentale et aux idéologies de la décolonisation. Il existe donc cinq types d'influence qui inspirent les classes dirigeantes musulmanes dans leurs choix :

  • l'influence ex soviétique, ayant eu pour vulgate officielle la modernisation forcée et une idéologie laïques dans toute la dimension caucasienne et asiatique jusqu'à l'extrême Orient ;
  • l'influence tiers-mondiste et socialiste dans la presque totalité des pays de l'empire colonial français et de l'aire méditerranée, nasseriste et baasiste, en Egypte et au Golfe, qui a pris une connotation eurasienne depuis Bandung ;
  • l'influence étatique de l'empire ottoman et, avec Ataturk, la constitutionnalisation de la laïcité garantie par l'armée ;
  • l'influence démocratique et libérale de l'empire britannique, léguant la forme politique la moins despotique et la moins autoritaire à l'Inde, au Pakistan et à l'Arabie Saoudite ;
  • l'existence séculaire de deux formes de légitimité politique, celle de la société moderne et celle de la société traditionnelle.
  • Toutes ces influences et toutes ces expériences ont eu, à quelques variantes près, trois caractéristiques communes :
  • elles ont reproduit à l'excès les modèles politiques des colonisateurs, jacobins ou libéraux ;
  • elles ont eu pour accoucheuse de la stabilité des régimes politiques, l'armée, transformant l'autocratisme traditionnel en autoritarisme militaire ;
  • elles ont comporté toutes une ré-islamisation des sociétés et donc une remise en cause du pacte fondateur et du procès des sécularisation, qui a fondé l'entrée de ces pays dans la modernité occidentale.

Ces retours du passé ou de l'âme populaire a nourri une nouvelle utopie politique, l'islamisme. Celui-ci est apparu comme un rejet de la modernité qui a soumis la lecture du monde contemporain à une critique radicale.

En effet, le fondamentalisme puise ses racines dans le passé afin d'organiser une existence sociale et politique en accord avec un « renouveau » dont le retentissement est fondé sur l'accord entre le vécu actuel et le code ancien de l'Islam.

Une vie pieuse ne peut être repérée que dans l'unification du politique et du religieux, et donc dans la théocratie, par la remise en cause de la pensée occidentale moderne. Cette réunification n'est que la continuation des formulations classiques de l'Islam.

La nature particulière de l'universalisme islamique tire ses racines dans le partage du monde qu'il établit entre le domaine du converti, grâce à la religion, et celui du convertible, grâce à la guerre. Le sentiment du déclin et d'échec, depuis les dernières siècles d'expansion, spirituel et politique de l'Islam, y occupe une place non négligeable.

L'univers extérieur, qui domine le monde musulman par ses concepts et son organisation, impliquant une matérialisation omniprésente de la vie, continue d'être considéré par le monde des pieux, comme fondamentalement malade, intrinsèquement corrompu et spirituellement immoral.

La réponse à ce défi occidental a été ainsi double, l'arabisme, lorsque le monde musulman a opposé la nation au modèle étranger, l'intégrisme lorsqu'il a fondé son rejet sur la foi de la communauté des croyants.

Le monothéisme, comme toute forme de monisme est opposé aux pluralisme des principes et des pratiques, exacerbe l'idée de permanence et dégage un radicalisme et une lecture de l'histoire de type utopique.

Pour toutes les religions l'anticipation du royaume ne peut atténuer la rigueur du précepte : l'opposition à plusieurs structures du pêché, qu'il faut anéantir et combattre « ab imis fundamentis ».

L'Islam n'échappe guère à cette règle car le pêché capital demeure le siècle et l'autonomie séculière de l'homme.

Image et représentation du pouvoir mondial au XXIème siècle.

L'image d'un condominium USA-Chine ou d'un avenir bicéphale du monde est-elle viable? Le grand dilemme d'Hégémon est de savoir si ses relations futures avec Confucius assujettiront ses choix à la prolongation de son déclin ou si, en revanche, Hégémon agira au nom collectif de l'Occident. Dans cette deuxième hypothèse, en entamant avec lui une coopération tacite et à long terme en matière de diplomatie et de stratégie, l'Europe, la Russie, le Japon et l'Inde dans ses calculs et dans le combat que pourront se livrer un jour les deux puissances, terrestre et thalassocratique, pour le contrôle du monde et pour une nouvelle idée de la liberté de l'homme ?

Orient, Occident et Islam.

Janus est bifront, Orient et Occident. Nihil est medium !

Or, le monde musulman est-il une figure tierce qui n'a pas d'identité unitaire. En effet, l'Islam est lui-même culturellement bifront, puisqu'il n'a d'autre incarnation que par la Charia ou par l'intégrisme. L'Islam réel s'oppose à l'Islam politique ou utopique lié à Al Quaïda qui se dote d'une idéologie internationaliste d'action et fait de Al Quaida le leader de la scène djahdiste mondiale. Dans un cas, l'Islam est enfermé dans une société archaïque et dans l'autre dans une utopie, elle-même imperméable à réforme du monde moderne, une réforme politique et sociale, dont la substance éthico-philosophique résulte de l'historicisation et sécularisation du « Livre ».

Cette communauté vit un oscillation permanente entre une disposition d'esprit traditionnaliste et un intégrisme radical qui engendre une ambiguïté fondamentale. En effet le monde musulman évolue au rythme de ses sociétés et de ses cultures qui est un rythme d'inadaptation et de déphasage par rapport au monde moderne et doit tenir compte de la faillite des deux modèles réalisés de pouvoir : le despotisme politique et le despotisme islamique et donc de la haine portée contre « l'ennemi proche » (le pouvoir local) et « l'ennemi lointain » (USA ou le Grand Satan). Avec l'épuisement des expériences nationalistes et socialisantes du nassérisme et du baasisme à la fin des années soixante-dix, l'islamise s'impose comme idéologie dynamique et radicale du monde musulman et à l'Islam réel s'oppose l'Islam utopique comme menace politique et perception de cette menace. De cette dichotomie nait le phénomène d'Al Quaïda, visant, l'ennemi lointain et l'ennemi proche. L'onde de choc du 11 septembre est désormais la génitrice doctrinale du « choc des civilisations ».

Naissent ainsi, avec le projet néoconservateur de remodelage du « Grand Moyen-Orient », la « guerre globale contre le terrorisme » qui précède de la désignation des « nouveaux adversaires »2. Mais la figure de Janus apparaît à nouveau au carrefour des grands choix entre Orient et Occident car ce qui est en cause est le « centre de gravité » du monde. L'influence du monde musulman jongle en effet avec ce moment d'hésitation stratégique, l'hégémonie du système, le pouvoir de la « Balance » et la stabilité globale.

II. DEUXIÈME PARTIE.
HUNTINGTON VINGT ANS APRÈS.

L'approche civilisationnelle et historique.

Le principal problème connexe à l'approche civilisationnelle est lié à la relation entre Orient, Occident et monde islamique, ainsi qu'à une multiplicité des tensions, dues à l'extrémisme et au radicalisme islamique des années 90, qui se manifeste sous forme de rejets du monde contemporain. Sa composante culturelle a nourri le paradigme du « choc des civilisations » évoqué par Samuel P. Huntington en 1993 (foreign Affairs n°4 été 1993) pour expliquer la révolte contre la modernité, l'avenir des relations internationales et le type de conflit auquel l'Occident devrait se préparer.

Suivant un courant de pensée qui va de Spengler à Tonybee, de Quincy Wright à Ortega y Gasset, l'hypothèse de Huntington est que : « dans le monde nouveau, les conflit n'auront pas pour origine l'idéologie ou l'économie. Les grandes causes de division division de l'humanité et les principales sources de conflits seront -ajoute-t-il- culturelles. Les États-nations continueront à jouer le premier rôle dans les affaires internationales mais les principaux conflits politiques mondiaux mettront aux prises des nations et des groupes, appartenant à des civilisations différentes. Les chocs des civilisations seront les lignes de front de l'avenir ».

Après avoir rappeler que « la communauté des culture est une précondition de l'intégration économique » il rappelle que « l'axe central de la politique mondiale sera probablement, dans l'avenir, le conflit entre l'Occident et le reste du Monde ».

Qu'est ce que cela implique pour l'Occident (Europe et États-Unis) ?

« Tout d'abord, que les identités forgées par l'appartenance à une civilisation, remplaceront toutes les autres appartenance, que les États-nations disparaitront, que chaque civilisation deviendra une identité politique autonome ».

Il a été observé, au sein du débat suscité en Europe par l'article de Samuel P. Huntington, que la tendance du monde contemporain vers la globalisation n'a guère pour base un substrat civilisationnel.

La fragmentation du monde qui en résulte se conjugue avec la réalité d'une interdépendance multiforme, peu propice au maintient de la stabilité et qui n'a pas de ressemblance avec la constitution de blocs homogènes décrite par Huntigton.

Le processus de régionalisation en cours met l'accent sur la diversification des intérêts plutôt que sur l'affirmation des identités.

En effet, les facteurs de diversifications et de diffusion de puissance prévalent sur les logiques unifiantes de la religion et de la culture.

A partir de ces considérations, il est à en déduire que :

  • la régionalisation du système ne ressemble guère aux lignes de fractures définies par les conflits culturels, car les lignes de fractures sont politiques et opposent des sociétés traditionnelles à des société modernes, ayant des principes de légitimité politique différents ;
  • la diversification des intérêts et des sociétés va bien au delà de l'homogénéité des valeurs dictées par la religion et comporte des regroupement d'influence (soft power), et de forces (hard power), qui interdisent une lecture unitaire de la scène mondiale.

Cette diversification a pour fondement principal la tyrannie de la géopolitique et celle de l'histoire, autrement dit la logique des États et le retour de la Realpolitik.

Huntington et la transition du système internationaL.

La réflexion de Huntington s'est inscrite dans une transition à peine amorcée, celle du système bipolaire au système multipolaire. Elle a pivoté davantage sur le déclin hégémonique des États-Unis que sur le déclin global de l'Occident et n'a pas pris en compte l'Histoire politique du monde, pas plus que cela n'a été fait par la « World History ». Elle ne s'est pas posée comme but l'unification conceptuelle des dynamiques du système mondial en une seule synthèse historique.

Ainsi elle n'a pas globalisé les différentes facettes de l'Histoire universelle, celle centrée sur l'histoire économique, dictée par la production de richesses et par l'échange des biens, et celle fondée sur la politique de la violence conquérante et de la « Balance of Power » ou celle, en dernier, découlant des rapports de force purs, comme clés stratégiques du pouvoir et de la domination mondiale (Realpolitik).

Elle a valorisé avec un mérite étonnant la relation entre culture et politique et a resitué l'essence et les philosophies auxquels obéissent les communautés humaines dans leurs déterminismes spirituels, en identifiant l'ennemi en une figure particulière de la pensée et de la géopolitique. Cette approche est restée cependant au niveau des grandes généralités, qui étaient plausibles deux ans après l'effondrement du système soviétique.

Quand au premier point, celui de la « World History », l'approche culturelle, d'empreinte Weberienne, n'a pas pu prendre toute la mesure du développement de la mondialisation qui relativise le poids de l'Europe mais aussi des États-Unis, ni de la déconnexion de l'économie et de la finance, qui sont sources des prises de conscience dévoyées et de la dépolitisation des dangers de demain.

Huntington et la théorie des grands cycles.

N'ayant pas historicisé la théorie des grands cycles, économiques ou politiques, Huntington n'a pas tiré un enseignement pertinent ou utile des courbes séculaires de l'hégémonie des grands empires, l'empire espagnol et portugais, l'empire français, l'empire britannique et aujourd'hui l'empire américain.

Il a contribué à donner naissance à la nouvelle manière d'écrire l'histoire dans le monde anglo-saxon, sans le pathos de la philosophie allemande de l'histoire ou du devenir des civilsations à la Spengler.

Il nous a rappelé que l'Occident n'est plus le seul « sujet » de l'Histoire universelle et que celle-ci n'est pas le champ intellectuel de son monologue intérieur.

Son mérite a été de remettre en cause un des paradigmes fondamentaux de notre connaissance et de faire apparaitre les vieux postulats, comme désuets et inadaptés. C'est sur la base de cette « crise des paradigmes », si salutaire pour l'esprit, qu'il est dès lors possible et nécessaire de reprendre le débat sur les notions héritées d'Orient et d'Occident, mais aussi de mondes islamiques.

Il nous semble utile d'approfondir ce débat dans un cadre comparatif approprié, ni trop formel, ni trop abstrait, afin de répondre aux questions qui touchent aux gouvernements des hommes, aux formes du pouvoir politique, à l'Europe des Lumières historiques et aux Anti-Lumières, afin d'aboutir à la connaissance sociologique approfondie des sociétés traditionnelles et du principe de légitimité qui leur est propre.

La poursuite de ce débat nous replonge d'une part sur l'importance de la géopolitique, qui est le fondement de la Realpolitik et d'autre part sur la grande stratégie. La première domine la genèse de l'esprit humain et dicte son empreinte sur la culture, l'autre est la forme séculaire de l'ambition et de la volonté de survivre et de dominer, bref de la vision à demi-transcendante du monde humain, la forme propre de la volonté de persévérer dans l'être qui inspire les personnes nationales, en leur faisant croire à la parfaite coïncidence du « modèle culturel national » et du « modèle culturel universel ».

Or, les préoccupations de Huntigton et les nôtres ne peuvent éluder toutes les questions qui découlent des changements d'un système international à l'autre et qui tiennent aux grandes conceptions du monde, aux formes historiques de l'universalité, aux modes séculaires de règlement des conflits et aux types de dialectique et de justification récurrentes, collectives et individuelles, que nous appelons éthique et morale, intérêt et force, souveraineté et foi, radicalisme spirituel et sécularisation.

Théories des systèmes et relativisation de la connaissance.

C'est seulement dans la théorie des systèmes que toutes ces notions peuvent être appréhendées et relativisées historiquement, en perdant leur caractère normatif.

C'est seulement à l'intérieur d'un cadre rigoureux de pensée que la manière de se déterminer vis-à-vis de l'avenir, permet d'identifier les contours des deux figures paradigmatiques du monde historique, celle d'Orient et celle d'Occident. En effet, un avenir interprété avec les yeux de la mémoire, de la tradition ou des mythes (Orient), on en rupture radicale avec eux (Occident), permet-il la conciliation, la cohabitation ou le condominium entre ces deux mondes antithétiques ?

Le système international et les conflits asymétriques.

Avec la disparition de la menace globale que la bipolarité faisait poser sur l'ensemble des relations Est-Ouest, une nouvelle forme de conflit apparait dans le système international naissant, le conflit asymétrique.

Celui-ci est différent, en sa nature, du conflit civilisationnel hypothisé par Huntington comme conflit global entre l'«Occident et le reste du monde ». La prolifération des acteurs étatiques et exotiques entraine une importante distribution du pouvoir et une forte différenciation des intérêts de sécurité.

Apparaissent en effet de nouvelles inconnues qui compliquent les calculs stratégiques et les choix rationnels, tels la diffusion du terrorisme, la prolifération des armes de destruction massive et le « sens » de la violence.

Change également l'identification de l'« ennemi », le modèle de guerre et la conception du conflit. La disparité des forces (asymétrie) engagées dans les camps adverses engendre un effacement des codes, des rationalités et des « limites » de la violence.

Celle- ci devient « hors-limite », « hors de calcul», hors des codes normatifs préétablis (droit, éthique et morale).

L'effort des « Coalitions of Will » ou des « Coalitions building » visant à étendre la combinaison des forces et le « Linkage horizontal » entre théâtres et unités politiques amies, est un élément intrinsèque de l'asymétrie.

Ainsi l'unité de vision sur la conduite de la guerre ou « maitrise stratégique » a évolué différemment au cours des guerres menées par les USA au Golfe, en Afghanistan, au Moyen Orient et sur l'échiquier international depuis le 11 Septembre. C'est la grande nouveauté conflictuelle et donc politique du système international multipolaire.

Or, la double forme du terrorisme, régionale et globale, permet de s'interroger sur la structure religieuse de l'Islam:

a) comme droit positif d'une communauté, la « Oumma », établissant une étroite association de spirituel et de temporel;

b) comme interprétation fondamentaliste et intégriste (islamisme), privant de légitimité l'acquiescement des classes dirigeantes apostates aux intérêts et à la protection de l'Occident.

Au plan global l'agressivité terroriste, mise au service d'une finalité transcendante et utopique, le Khalifat, ainsi que son mode de combat, le Djihad, reposent sur une stratégie d'interdiction et sur la lutte à une conciliation politique et à une paix de compromis entre pays islamiques et pays non islamiques.

En Tchétchénie, au Moyen Orient, au Golfe et en Afghanistan/Pakistan, le mode offensif du combat terroriste se plie à une politique régionale et/ou nationale , relayée par la symétrie des forces régulières réequilibrantes des « pays tiers » perturbateurs (Hezbollah et Hamas par rapport à la Syrie et à l'Iran et comme signal politique l'aide humanitaire à Gaza par rapport à la Turquie).

Puisque pour le « terroriste » islamique l'ennemi réel est toujours un ennemi absolu, le caractère politique de son combat est dicté par son protecteur, le « tiers intéressé » ou perturbateur international, qui détermine et inspire la direction de son action et le degré d'intensité de celle-ci.

C'est l'acteur perturbateur, lui même à idéologie islamique modérée, radicale ou laïcisante, « paria» ou « hors la loi », qui confère les moyens et assure les marges de manœuvre aux « fous de Dieu ».

Les faces cachées du terrorisme islamiques.

Depuis 1979 l'offensive historique du Djihad est générale mais son combat armé particulier et local. En raison du lien qui s'est établi entre le communautarisme et l'islamisme, les problèmes posés par les migrations en Europe deviennent des thèmes de politique extérieure commune dans le cadre de l'UE, mais également des thèmes sécuritaires transatlantiques.

Ce lien fait inscrire les migrations dans le registre de la lutte internationale contre le terrorisme et de la lutte contre le trafic de drogue et contre la criminalité organisée.

En effet les faces cachées du djihadisme international ont en Europe des appuis opérationnels et logistiques dans des mini-sociétés non intégrées qui constituent les réservoirs silencieux des kamikazes.

Ces sociétés, aliénées et parallèles, permettent au terrorisme djihadiste une coordination interconnectée et hybride, changeant en fonction de l'évolution des rapports entre Orient et Occident, Occident et monde islamique. En effet, la « Pakistanisation » du Djihad global entrepris depuis 2001 a permis de planifier les attentats londoniens de 2005 qui furent le résultat d'une coordination stratégique des réseaux d'Al Quaïda, arabes et Pakistanais, entre 2003 et 2007.

Il s'agit des « menaces de l'intérieur » et des « défis permanents » dans le quotidien des populations européennes, autrement dit d'une source inépuisable de confrontations politiques.

Ainsi, la « paix civile » des pays européen à forte immigration musulmane est perturbée de manière récurrente par des conflits extérieurs, venant de toutes les régions de combat et de crise (Méditerranée, Golfe, Grand Moyen Orient, Caucase, Asie Centrale).

Ces conflits, internes à l'Union, constituent des incubateurs de haine et de rejet, prenant appui sur des dynamiques d'appartenance et d'exclusion, qui engendrent des mouvements xénophobes et remettent en cause les notions fondamentales des valeurs héritées, la notion d'humanisme, les conceptions de la démocratie comme « modèle laïc » et la défense de l' « identité nationale » qui est à la base de la nation.

Le problème est aujourd'hui de savoir quel est l'ascendant idéologique dominant sur la jeunesse musulmane d'immigration : celui de l'Islam rigoriste et modéré, à caractère national ou celui des organisations djihadistes internationales faisant appel à la guerre sainte contre l'Occident?

Huntington, le concept d'« ennemi » et les formes historiques de l'hostilité.

L'aliénation culturelle, religieuse et sociale est la raison de fond d'une situation communautaire qui est le reflet et la spécification nationale d'un conflit plus général, dont Huntington avait prévu la forme extérieure à partir du concept d'hostilité et d'ennemi.

Or si le concept central d'un système international est celui d'ennemi et d'inimitié, changent les formes historiques de leurs traductions politiques, stratégiques et opérationnelles.

En effet pour qu'un concept opère dans la réalité ce sont les médiations culturelles et sociales qui deviennent décisives et donc la constellation des acteurs et des actants de la scène internationale qui contribuent au succès des prémisses doctrinales.

Cette constellation est binaire et comporte l'intervention directe ou indirecte des acteurs étatiques (les « tiers intéressés », agissant sur le terrain des relations internationales) et des actants exotiques, agissant sur le terrain des affrontements subétatiques, terroristes, extrémistes et djihadistes.

Cette évidence entraine un double combat, diplomatico-stratégique ou symétrique entre acteurs reconnus de la scène mondiale et asymétrique et dispersé dans l'espace conflictuel transnational, lié à des revendications régionales et locales multiples.

Nous sommes loin de la conception unitaire de Huntington. En effet la capacité d'adaptation du phénomène de l'hostilité implique un « Linkage horizontal » et multithéâtre pour maintenir l'unité de vision des forces engagées et un « Linkage vertical » pour la concertation multipolaire et les stratégies de pacification et/ou de stabilisation, qui font intervenir les acteurs majeurs de la scène mondiale.

L'hostilité et l'inimitié constituent la caractéristique idéologique générale, souvent contradictoire de tous ces groupes, la «cause commune » du combat.

Un combat qui est encore loin aujourd'hui d'être gagné, car il comporte une longue stratégie d'usure, aux calculs géopolitiques différents, liés à l'universalisation de la communication médiatique et aux émotions des opinions publiques internationales.

Par ailleurs, l'interdépendance des enjeux conflictuels conduit à des conceptions multilatéralistes de la sécurité. Ainsi l'ambiguïté et la duplicité de comportement des parties en cause jouent un rôle fondamental, car tout négociateur ou décideur ne peut trancher pour tous ses commanditaires ou pour tous ses représentés.

Cependant, depuis la fin de la bipolarité le monde a changé de centralité et donc d'horizon historique.

Cela implique un changement radical de prospective, d'alliances et de parentés civilisationnelles. Le combat contre le terrorisme international est la preuve qu'on est entré dans l'ère de l'asymétrie permanente, mais ce combat ne peut intégrer les calculs classiques de la « Balance of Power ».

Le paradigme de la « longue guerre contre la terreur » est perçu comme anti-islamique par les pays musulmans, mais il reconfigure le système de perception de l'ennemi et change la cartographie culturelle de la planète influant, par la caractéristique de l'homogène et de l'hétérogène, sur la géopolitique des alliances.

Au plan historique les alliances sont la résultante d'une distinction entre l'adversaire (qui professe des principes opposés et qui est partisan d'un autre principe de légitimité) et l'ennemi (qui est le rival étatique et géopolitique participant à une autre alliance ou à une autre constellation diplomatique).

Les deux figures appartiennent à la même configuration culturelle, celle de l'hétérogénéité, éthique et philosophique.

Dans le cas de l'Islam l'hétérogénéité est principielle et radicale, car elle est fondée sur une vision antagonique du monde.

L'ennemi c'est d'abord la « différence éthique », exprimant une anti-thèse fondamentale qui départage de manière irréconciliable les normes morales et les valeurs civiques, induisant le concept d'hostilité et de guerre.

L'ennemi est toujours le porteur d'autres certitudes en ce qui concerne la loi, le pouvoir et la souveraineté, dans le monde et non dehors de ce monde.

Cette présence de la figure de l'ennemi attise en profondeur la « guerre weberienne des Dieux », car il ne peut y avoir deux principes de vérités dans un même univers spirituel.

Le degré d'hostilité originelle détermine le degré d'inimitié politique et il est, à son tour, à l'origine des différentes types de menaces et des différents types de guerre entre principes et forces.

Puisque le concept d'ennemi est central pour les relations de sécurité, ce concept implique une définition identitaire de l'inimitié. Il exige par ailleurs de tracer les contours de « l'altérité hostile ».

En effet, l'hostilité comme latence de l'ennemi est le présupposé de crises et de conflits qui constituent les révélateurs historiques des formes d'inimitiés. L'« animus hostilis » et les formes d'hostilités possibles vont de la résistance affichée à l'occupant à la non intégration pour les communautés et minorités présentes en Occident, jusqu'aux guerrillas urbaines et à des actes d'intimidation et de conflit diffus.

Le terrorisme n'est que l'une des incarnations extrêmes de l'hostilité. L'ennemi préexiste à l'hostilité et à ses manifestations violentes et il en est la cause et l'origine.

Pour les acteurs ou les actants qui agissent sur la défensive historique, la profondeur de l'inimitié et des actes hostiles constitue l'essence et la source des mutations successives de l'hostilité et son actualisation permanente.

Le monde islamique est-il hostile à l'Occident? Est-il hostile à l'Orient? Est-il une figure tierce, née d'une hybridation des grands monothéismes et entrée immédiatement en conflit avec elle même, pour l'accaparement violent de la vérité et de son héritage spirituel?

L'Islam sera-t-il jamais un acteur civilisationnel, ou un acteur historique unitaire sans l'organisation conquérante d'un Royaume ou d'un Empire qui en adopte la revendication et la cause?

Le monde islamique est-il une menace pour l'Occident, ou en est seulement un défi dans les combats multidimensionnels qui attendent l'humanité au XXIème siècle?

BILAN

Les moments de transition entre deux systèmes socio-politiques ou deux cycles intellectuels font toujours penser d'être entrés dans une ère nouvelle.

Or, lorsque la quête du lendemain se mêle intimement à la préservation des acquis du présent, toute les réflexions sur les thèmes du devenir et toute interrogation sur les stratégies à adopter vis à vis des défis prévisibles, exige un retour aux conditionnements du passé.

Ainsi, après l'effondrement du dernier empire militaire du monde, les spécialistes et les historiens se sont penchés sur la nature du système qui allait succéder à l'ordre bipolaire.

En conséquence, si Brzezinski allait consacrer ses efforts à la définition d'une perspective de leadership cooptatif et d'une hégémonie démocratique pour les États-Unis, dans la préservation de leur politique de primauté, H. Kissinger suggérait à l'Amérique une diplomatie réaliste fondée sur la politique mondiale de la « Balance » de type classique.

Huntington dégagea en revanche une lecture de la scène internationale où les héritages culturels et civilisationnels devaient devenir le ciments constitutifs de nouveaux acteurs historiques, les civilisations, et recommandait la cohésion et l'unité de l'Occident face aux nouvelles figures de l'inimitié et aux candidatures au Leadership et à l'Hégémonie de demain. Au delà de l'analyse globale de la scène mondiale, Huntington n'est pas parvenu à relativiser le pouvoir fédérateur des phénomènes culturels et a négligé les ruptures internes à l'Islam et à son positionnement discordant face aux deux pôles civilisationnels d'Orient et d'Occident.

Il a contribué ainsi au glissement, au sein de l'Administration Bush, de l'idée que la « guerre contre le terrorisme » pouvait être un ferment fédérateur entre alliés.

Devant s'incliner devant le poids déterminant des États dans la définition du nouvel ordre multipolaire, il n'a pas saisi, dans la notion d'Orient, que l'aspect civilisationnel cachait l'émergence d'une puissance à vocation hégémonique, l'Empire du milieu.

De surcroit et sur le plan uniquement philosophique il n'a pas pris la mesure de l'incompatibilité éthique entre la pensée taoïste de l'inclusion et de l'« art de l'oblique » et la pensée rigoriste et exclusive de l'Islam, la première valorisant l'intelligence politique comme intelligence rusée et les procédés indirects et la seconde le principe d'opposition, de discrimination et de combat.

La configuration du monde en trois demeures de la paix et de la guerre et l'apparition de l'ennemi dans la distinction du « peuple du Livre» dans les trois figures de Dar el Harbi (la demeure de la guerre), Dar el Koufi (la demeure de la trêve provisoire), Dar el Islam (la demeure de la paix et de la vraie religion), ne lui a pas permis de saisir l'éventail et la variété de l'inimitié principielle au sein de la perception que la religion musulmane a du monde humain.

En conclusion, l'ère de l'asymétrie comme statut du réel et dynamisme efficient de l'inégalité et de la différence demeure au cœur du système. Nous assistons par ailleurs à un déplacement géopolitique des aires de conflits vers les zones de fracture culturelles. L'ère des nations-continents et des États-civilisations se confirme comme le pivot des régions stabilisées et le jeune âge de la sécurité collective cantonne celle-ci aux conflits mineurs, cependant que le concept du multipolarisme s'affirme comme tendance des regroupements politiques à la régularité classique, dans l'organisation des relations internationales entre grandes unités intégratrices. La compréhension de cette évolution fera recours à la géopolitique, au réalisme et au relativisme historique autrement dit, à une vision systémique et comparative de la complexité et des alliances permanentes. Celles-ci seront les seules à rétablir la symétrie sur laquelle repose tout système d'équilibre international, le seul qui est en mesure de prévenir les grands basculements des systèmes et des forces, le seul qui interdit l'extension du chaos et des tumultes chaotiques.

Car l'État reste le modèle référentiel constant bien que imparfait des relations entre unités agissantes, ce à quoi tend toute communauté ethnique ou culturelle en voie d'organisation et de reconnaissance politique.

En effet l'État demeure l'instrument de centralisation et de rationalisation des intérêts et des capacités de nuisance.

Il demeure le cadre normatif de l'homogène et la catégorisation normative du relatif et donc un instrument de prévisibilité et de calcul, dans un monde dominé par l'insécurité, l'hétérogénéité et l'indétermination.

Au delà des intérêts géopolitiques et stratégiques, l'insécurité et la menace découlent de l'hétérogénéité profonde des valeurs, des motivations et des principes, bref de la différentiation éthique du monde, qui est la vraie nature de la complexité de tout système international.

La ratio de l'imprévisibilité et de la « Balance of Threats » ne repose donc pas sur l'instabilité chronique de la « Balance of Power »3 mais sur l'aléa permanent que font peser les motivations perturbatrices ou crisogènes, sur les interactions internationales entre acteurs multiples, symétriques et asymétriques, aux comportements toujours imprévisibles.

Au cœur de cet environnement incertain, l'État demeure un instrument de prévention sécuritaire, certes relatif mais référentiel.

En effet tout réel analytique est construit. Il est le produit d'une vision et d'un perception mais surtout d'une praxis d'ambitions et d'une nécessité forcée, la sécurité.

L'État n'est rien d'autre qu'une rationalité partielle, un modèle imparfait une intelligence de l'homogène sur l'hétérogénéité, un produit de culture et donc une forme historique de l'éthique collective et de la différentiation éthique du monde.

Il est donc le pouvoir normateur par définition et de ce fait la pièce maitresse de la loi internationale comme contrat aléatoire et fondement des libertés civiques, comme instrument formalisé de pacification interne par le droit.

L'État n'est guère l'essentialisation de la Raison à l'œuvre dans l'Histoire et l'incarnation arbitraire d'un intérêt général abstrait, mais un appareil rationnel de la contingence historique, résultant de compromis et de forces toujours changeantes, un des produits de la relativité historique. Il est délié comme tel de toute universalisation forcée du modèle occidental et il demeure l'expression intrinsèque, non seulement du primat du politique, mais des conceptions des personnes nationales et des ambitions des communautés humaines toujours singulières. Le seul acteur politique véritable du multirégionalisme et de la globalité, systémique ou planétaire.

1le texte constitue le remaniement et l'approfondissement de la conférence prononcée à l'Ambassade du Kazakhstan de Bruxelles le 20 Juin 2011 au titre OCCIDENT ET ORIENT : CLASH OU DIALOGUE? Rôle et influence des institutions de représentation des pays musulmans sous la présidence Kazakhe de l'Organisation de la Conférence Islamique (OCI).

*Une observation préalable est nécessaire : qu'une stabilité relative s'est établie dans l'hémisphère Nord et une l'instabilité, voir une forte instabilité au Sud.

2Expression utilisée par P.Wolfowitz pour préparer l'opinion publique à l'intervention américaine en Irak en septembre 2002.

3La « Balance of Power » n'est elle même qu'un instrument de prévention sécuritaire, dans un environnement incertain et hétérogène. En effet elle recouvre un large espace politique et symbolique qui va de l'Hégémonie aux alliances et des stratégies militaires à l'organisation des armées et au type de combat et de conflit engagés par Hégemon.