Débats à Westminster et émeutes à Barcelone. Deux ruptures historiques
Deux épisodes historiques remettent en cause, de nos jours, la théorie moderne de l’État, la conception de la souveraineté et la notion de peuple et de démocratie.
Ce sont les difficultés du Brexit et les émeutes de Barcelone.
Dans un cas la séparation du Royaume Uni de l'Union Européenne, de l'autre la revendication d'indépendance et de sécession de la Catalunya de l’État espagnol.
Ce qui, sur le fond, a conduit au divorce du Royaume Uni de l'Union Européenne a été le concept de souveraineté, comme capacité de "décision non dérivée" d'un autre ordonnancement politique, celui de l'Union, bref le caractère "non subordonné" des décisions de la Chambre des Communes britannique, comme Parlement national, ou encore, le refus de la hiérarchie des normes de l'Union, imposée par les Traités, et enfin, en termes plus actuels, le rejet de "l'Europe de la gouvernance" (UE), au profit de "l’Europe des gouvernements" (UK).
La voie de la gouvernance, dictée par une coopération renforcée entre les 27, s'imposerait selon Bruxelles sur les droits nationaux et fonderait une dérive vers la primauté de la législation communautaire, à laquelle la Grande Bretagne n'a jamais souscrit.
Dans le cas catalan,en revanche, le principe de souveraineté du gouvernement central exclurait la revendication d'indépendance et d'auto-détermination de la Région autonome.
Il s'agit là de ne pas remettre en cause, dans la terminologie communautaire, les problèmes de cohésion et d'unité de l'Union Européenne, en leurs relations avec le système européen et le système international.
Ce qui est au centre de la dispute, dans les deux cas, est la figure du "peuple" et celle de sa forme politique préférentielle, la démocratie.
L'histoire anglaise met en valeur, dans les avancées de la Grande Bretagne, au cours des siècles, la figure-clé de Sa Gracieuse Majesté, au nom de laquelle les aguilles du Big Ben scandent les heures de l'Empire et celles du monde.
L'invention de la démocratie, soumise au souverain, a toujours fortifié la force de la couronne britannique et celle de la "Common Law".
L'invention du "peuple", dans le cas français, découle d'un régicide et d'une fiction intellectuelle, la "volonté en devenir", de matrice rousseauienne, bref, un pur produit de la "raison".
Le pouvoir, l'ordre et la contestation
Du point de vue historique, l'ordre européen a été bâti depuis 1945, sur un principe démocratique, anti-totalitaire et anti-souverainiste. Or, bien avant le "Brexit", l'Union Européenne a toléré, voire accepté l'éclatement géopolitique de plusieurs États européens, l'Union soviétique, la Tchécoslovaquie et la République Fédérative Yougoslave, avant de justifier le démembrement de l’Ukraine.
L'Union a rétrécit la territorialité et l'unité politique de certains États et a inscrit son projet d'intégration continentale, dans une dynamique contraire à ses intérêts de puissance.
Dans l'hypothèse d'un succès du sécessionisme catalan, la réussite de l'indépendance serait d'avoir soumis encore plus l'Europe au principe d'une désintégration étatique, dans laquelle s'engouffreraient les appétits des puissances extérieures.
La fausse illusion de liberté des catalans se traduirait par la perte d'indépendance de l'Europe et par un échec ultérieur de l'Union .
Une similarité de conclusions, celle du Brexit et celle de la Catalunya, s'imposerait comme un précédent à suivre par l’Écosse, les Flandres, la Corse, les Pays basques, l'Italie du Nord et d'autres formes de particularisme régional.
La pierre d'achoppement
En examinant de plus près la mésentente entre Barcelone et Madrid, la pierre d'achoppement entre l'une et l'autre repose sur la dissymétrie de statut entre l’État espagnol et la Région autonome, dans l'organisation de l'ordre et la transformation de la société.
En effet, Madrid est, aux jeux de la communauté internationale, la détentrice unique de la souveraineté, de l'intégrité territoriale et de l'unité politique du pays.
Barcelone y joue un rôle subordonné, comme actant du droit public interne, mais prétendant à une reconnaissance d'acteur légale et légitime, dans sa revendication d'indépendance et de sécession.
La dispute porte, au fond, sur les deux aspects de la titularité juridique et implicitement politique, des deux "sujets de droits":
- la détention formelle de la légalité constitutionnelle de la part de Madrid,
- la détention factuelle d'un intérêt "légitime", de droit interne, par Barcelone, qui découle de l'adoption, par les catalans, de la notion de "peuple-nation"
Ces deux aspects de la subjectivité juridique définissent ainsi les enjeux du conflit et sa "limite".
La référence à la Charte des Nations Unies (art.1.2), mentionnant "l'égalité de droit des peuples à disposer d'eux mêmes" n’est qu'un artifice rhétorique, pour légitimer la déclaration d'auto-détermination et d'indépendance, applicable aux pays colonisés et soumis à une occupation militaire étrangère.
L'invention du peuple
Il en résulte que la figure du "peuple" invoqué par les catalans est une fiction, car la notion de "peuple", affichée par la déclaration d'auto-détermination et d'indépendance, désigne un ensemble d'hommes, ayant la capacité d'exprimer la volonté "représentative" de l'échiquier politique local, mais elle n'indique nullement, par paradoxe, la remise en cause d'un nouveau pacte constitutionnel à l'échelle nationale.
Juridiquement parlant, un ensemble d'individus réunis, même par millions, ne peut disposer d'un droit propre et originel, mais d'un "droit dérivé", défini par le cadre des pouvoirs existants, la Constitution de 1978, loi fondamentale du pays.
Pas d’autodétermination, de déclaration d'indépendance ou de sécession, dans le cadre indissoluble de "l'unité constitutionnelle de l'Espagne" !
Par ailleurs le contrat fictif, stipulé par les citoyens dans la rue ou dans une cabine électorale, ne peut fonder une communauté d'affects, mais seulement une mobilisation aléatoire et volatile, bref une démocratie abstraite, ni sociale, ni ethnique.
Ce type de "peuple" est un peu plus qu'une masse indistincte et beaucoup moins qu'une nation.
C'est seulement la mise en perspective de la relation "peuple-nation", qui désigne, à posteriori, "l'invention d'un peuple", comme le dit Shlomo Sand à propos du peuple Juif.
Puisque l’État ne peut disparaître par le "mouvement" ou les émeutes, ni dans l'isoloir d'un vote à bulletin secret, la primauté de l’État sur le mouvement ou sur le "peuple" se précise par l'exercice d'une activité spécifique, l'activité politique, consistant en la capacité de définir l'essentiel et de désigner l'ennemi. Au delà, toute opposition violente entre l'ami et l'ennemi enclenchera la phénoménologie bien connue de la "guerre civile" et l'appel politique à un État fort.
Démondialisation et "guerre civile" élargie en Eurasie
Cette guerre civile européenne sera amplifiée par les répercussions économiques et politiques d'un nouveau krash mondial, signalé par un ralentissement économique synchronisé et par une démondialisation étendue.
Celle-ci, caractérisée initialement par les enchaînements des trois arcs de crise, du Sud-Est asiatique, du Proche et Moyen Orient et de l'Europe de l'Est, s'est transformée en une confrontation des modèles économiques, sociétaux et culturels, aggravée par le choc de civilisations opposant Orient, Occident et Islam.
Ainsi le siècle que nous vivons verra la coexistence d'une nouvelle guerre froide, d'une confrontation globale permanente et d'une lutte de classe des peuples et des nations, à l'échelle continentale.
Dans les entrailles des pays européens une immigration intrusive, massive et incontrôlée, fera de la démographie, de la religion et de la culture le terrain privilégié d'un affrontement où l'inversion des tendances historiques qui ont débutées au XVIème siècle, décidera du sort de l'Occident.
Au niveau idéologique, le déclin de la démocratie et de la "gnosis globalisante", ouvrira un horizon de vide intellectuel et de recherche de vérités et d'espoirs, assurées autrefois par les grandes métaphysiques, sans pouvoir s'assurer désormais de la pertinence des trois concepts-clé de la modernité et de la révolution des Lumières, "liberté, égalité, fraternité".
Bruxelles, le 21 octobre 2019
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