MULTILATÉRALISME ET MULTIPOLARITÉ.

Distinctions éthiques, conceptuelles et stratégiques.
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
25/2/2009

Une réponse à Alvaro De Vasconcellos
Directeur de l'Institut Européen de Sécurité

SOMMAIRE

Le débat sur l'ordre international de demain est au rendez-vous de l'Agenda Européen.

Ce débat coïncide avec les efforts de l'UE pour définir une approche commune sur la manière la plus efficace de maintenir la paix et d'adapter sa politique étrangère aux mutations de la scène internationale. Celle-ci, marquée par le retour de la Realpolitik et par une « multipolarité de type asymétrique », implique une option inverse au multilatéralisme ambiant et est davantage tournée vers la force contraignante du droit naturel.

Or l'inégalité de l'engagement des différentes puissances dans le domaine de la multipolarité entraîne l'exigence d'une analyse approfondie des deux synonymes, le multilatéralisme et la multipolarité, à l'assonance commune mais à la portée différente.

L'option de l'UE pour le multilatéralisme est attribuée à une double position de principe, celle qui gouverne le recours à la force militaire et celle qui a pour objet le principe de réciprocité. La première part de l'exclusion des rapports de forces (et donc de la Balance of Power, caractéristique de tout système d'équilibre multipolaire par sa nature instable) et la deuxième du principe de réciprocité, qui est à la base du multilatéralisme comme application du principe d'égalité formelle aux relations internationales.

Identifier le multipolarisme au multilatéralisme signifie confondre conceptuellement l'essence du politique et la notion de négoce, la violence conquérante et l'échange d'équivalents, le système des forces et le système des contrats.

En réalité la notion de polarité exprime l'idée d'un regroupement de forces ou de capacités, en vue d'une confrontation, et cette notion relève de la logique de puissance.

Pôle ou polarité représentent une convergence, une concentration, une fusion ou une tendance à la fusion de forces et de facteurs d'influence et de lutte, imposées par des contraintes historiques incontournables, la hiérarchie (contrainte du plus fort) ou la logique d'opposition et de combat (asymétrie de forces).

Ce regroupement est identitaire et structurel et a vocation à revendiquer une permanence qui aille au-delà de la conjoncture et se traduise en une perspective historique, géopolitique et stratégique.

Ainsi l'orientation prospective de cette polarité est dictée par une logique d'affirmation existentielle d'ordre naturel.

Elle agit dans la dimension de la puissance, qui évolue en fonction de la menace et de l'équilibre des forces.

Multilatérale est en revanche la posture contractuelle et conjoncturelle d'un acteur se déterminant au cœur d'un jeu diplomatique et circonstanciel, où prédomine la moralité de la concurrence et du débat. La variable permanente des jeux de compromis et l'expression d'ajustements non structurés et informels sont toujours à l'opposé de toute auto-détermination d'indépendance et de souveraineté, mue par le pathos éthique du self-government.

Face à une posture multilatéraliste, inessentielle à la vie historique, dictée par « la loi des autres » et donc par la logique de l'occasionnel et du compromis, domine l'unilateralisme le plus intransigeant de l'acteur le plus radical, qui rappelle éternellement le principe du combat et de la lutte.

Dans cet ordre d'idées et au sein de la dialectique de la vie internationale, le déterminisme de la conscience historique, celle des intérêts essentiels, géopolitiques et stratégiques, est égarée et pervertie car elle est conceptuellement polémique.

Comparant le multipolarisme au multilatéralisme, les doctrinaires de l'UE sacrifient la stratégie à la tactique et identifient l'équilibre de puissance entre les acteurs globaux à une posture du jeu diplomatique, celle d'un marchandage pacifique et permanent et prédisposent ainsi les décideurs de l'Union à des compromis aléatoires et médiocres, suggérés par des visions déformées de l'intérêt commun ou de « l'intérêt vital », toujours virtuellement conflictuel.

Par ailleurs ce dernier n'est guère évoqué, en raison de sa marque radicale et il est refoulé en son principe, en raison de son potentiel de litige et de dispute.

En effet ce type d'intérêt comporte une double délimitation: de temps (radicalité existentielle extrême) et d'espace (définition de périmètres intangibles de l'action adverse).

Ainsi la perversion conceptuelle des doctrinaires de l'UE consistant à identifier multipolarité et multilatéralisme au profit du deuxième, conduit à éclipser, à renier, et à exclure la logique qui est à l'œuvre dans toute relation de politique internationale, celle de force conquérante, de droit naturel, de morale de combat et de politique de puissance.

Depuis toujours la politique de puissance assure la sécurité internationale par un équilibre de forces que présuppose la dimension inégalitaire de l'ordre international et fait de l'alliance et de la coalition ses moyens équilibrateurs.

Le multilatéralisme comme posture de pure négociation relève d'un paradigme idéologique, la dimension démocratique, ayant pour but la compétition pacifique et l'intégration des puissances interétatiques dans les organisations de la gouvernance internationale.

Cette perversion de sens et de termes fait de la « puissance civile », des droits de l'homme et du concept d'humanité le fondement du « Soft Power » et le modèle de conduite dépolitisée de l'action internationale de l'Union , prônant l'idéal d'une société universelle régulée selon nos besoins. Il s'agit là du symptôme d'une neutralisation culturelle généralisée de la société internationale, induite par un neutralisme spirituel, caractéristique de la dépolitisation progressive de l'histoire européenne.

Cet attachement au multilatéralisme comme philosophie exclusive, exalte en outre l'illusion d'un modèle de « paix par l'exemple » et d'un « idéal-type » d'intégration par l'harmonisation des intérêts.

Or l'instauration d'un multilatéralisme universel, prôné par les doctrinaires de l'Union, conduit à l'idéologie d'un ordre international modifiant la notion de souveraineté par les artifices d'une « politique transformationnelle » de type démocratique et celle-ci ignore, à sa défaveur, les responsabilités globales et virtuellement conflictuelles des puissances dans un monde tendanciellement multipolaire.

En ce sens, on ne débat pas ici de concepts en soi, mais de leurs emplois politiques qui dépendent de convictions philosophiques et dans le cas qui nous occupe, historico-philosophiques. De plus il s'agit d'un emploi stratégique et donc prospectif qualifiant les adversaires de « partenaires » au lieu et à la place d'ennemis potentiels. Dans des termes plus pertinents et plus précis, le multilatéralisme, comme application du principe d'égalité formelle aux relations internationales définit l’un des modes d’organisation des rapports interétatiques et fixe la valeur juridique de leurs intérêts réciproques dérivés du droit public. Il se traduit par l’acceptation de règles communes et mutuelles, définies en dehors de toute antithèse, de toute inimitié et donc de toute politique radicale et concerne des formes institutionnalisées de relations, dont le concept découle en partie de l’idéalisme, en sa forme wilsonienne, inspiré de l'internationalisme libéral, et en partie du réalisme, comme rationalisation de l’état nature. En ses ambitions universelles, le multilatéralisme postule la reconnaissance, par les États de droit, de leurs intérêts communs, sous la forme d’une coopération entre acteurs, favorables au développement de relations pacifiques, soustraites illusoirement aux effets immanents et indirectes du pouvoir et de la puissance.

Or l’essor du multilatéralisme date du XXe siècle, bien que ses origines historiques soient celles des grands traités internationaux, où la recherche de la paix et de ses équilibres comporta la réunion de plusieurs États et gouvernements, la Paix de Westphalie (1648) ou le Congrès de Vienne (1814).

C'est après la Deuxième Guerre mondiale et à la suite de la mise en place des institutions des Nations Unies et de celles de Breton Woods (GATT) qu’a été forgé le terme de « multilatéralisme », comme cadre d’une action, favorisant la coopération internationale, tant au plan politique qu'au plan économique. Cette coopération a pour but la recherche de solutions viables, en ce qui concerne la prospérité des peuples.

Au plan politique, le multilatéralisme entend diffuser les valeurs démocratiques et libérales, considérées comme universelles et, au plan économique, favoriser la multiplication des occasions d’échange et le développement du commerce sur des fondements de réciprocité, facilitant le regroupement des problèmes et des solutions sur la base de la dichotomie « économie et politique » ou encore « économie et éthique publique ».

En son postulat réaliste, le terme de multilatéralisme a plusieurs sens et il appartient comme concept, aux « middle range theories ».

Celles-ci prétendent surmonter l’anarchie du système international, dépourvu d’une autorité centrale supérieure aux États, en faisant émerger la coopération et la convergence des intérêts égoïstes des États, qui évoluent au sein d’un système sans règles.

Cette convergence a pour fonctions subreptice de sauvegarder les intérêts et le statut de la puissance dominante sans la remettre en cause. Ainsi, la pratique du multilatéralisme légitime sa prépondérance effective au sein des institutions multilatérales.

En son postulat idéaliste, le multilatéralisme est pensé par les philosophes qui réfléchissent aux fondements des relations sociales comme « pactum societatis », permettant de civiliser les liens entre les hommes, mais aussi entre les États.

Le multilatéralisme, dont le cœur planétaire est au Palais de Verre des Nations Unies, ne se confond pas avec la « gouvernance », régionale ou globale, qui est pourvue de règles contraignantes. En effet, ces règles ne sont pas reconnues par l’acteur dominant, car ce dernier n’est porté à reconnaître que des actions bilatérales concertées.

Le multilatéralisme ne se confond pas non plus avec des institutions idéologiques ou humanitaires, ni s'identifie à l’expression d’une orthodoxie de principes, en vue de l’affirmation d’une orientation particulière de la politique étrangère. C'est pourquoi font partie de plusieurs institutions multilatérales de coopération des États autocratiques etnon démocratiques.

La pratique du multilatéralisme, contribuant à la stabilité internationale, appartient aux courants intellectuels que la théorie range parmi les « régimes internationaux », situés à l’intersection de la société internationale (ou anarchique) et de la société interétatique (ou policée). Il s’agit d’un mécanisme imparfait qui est investi de vertus positives et principalement de celle de favoriser la conduite des affaires internationales, en vue de solutions et de compromis partagés et élargis.

Comme projet politique ou « pactum societatis », il se donne pour but de construire un nouvel ordre international, fondé sur le droit et conforme à une morale démocratique.

Le postulat de base est que l'on ne peut vivre en sécurité que dans une société partageant les mêmes principes.

Si le passage de l'état de nature à la constitution civile est caractérisé par la création d'un espace de conventions et de règles communes, celles-ci ne suffisent cependant pas. En effet, les droits et les obligations qui naissent du multilatéralisme peuvent comporter des litiges et des violations.

Les perturbateurs resteront à l'écart de ces règles et ne se considéreront pas tenus de les observer. Dans la plupart des cas, les acteurs déviants ne s'estiment pas intégrés à un ordre de valeurs édictées par des puissances, par leur nature intégratrices.

Ils acceptent cependant que les modes de règlement des différends soient l'OMC et l'ONU, car ces tribunes leur assurent un espace d'influence, de critique et de contestation.

La société internationale, ne pouvant compter uniquement sur la confiance et sur l'honnête observation des règles convenues, a élaboré au fil des ans et de l'expérience, une panoplie d'instruments, permettant aux parties de parvenir à des solutions équitables (négociations directes, médiations diverses, arbitrages formels ou informels, diplomatiques ou politico-stratégiques.)

En cas d'impossibilité de compromis équitables, les « résolutions » du Conseil de sécurité des Nations unies peuvent aller jusqu'à l'établissement de mesures de sanction dans le cadre des principes de la « sécurité collective ».

En clair, il ne peut y avoir de multilatéralisme parfait, satisfaisant et totalement égalitariste, car la dimension inégalitaire de l'ordre international est due au poids inégal des États, ce qui fait dire au courant réaliste des relations internationales que la société internationale est mi-sociale et mi-asociale, mi-civilisée et mi-contractuelle, mi-violente et mi-naturelle. L'ordre international qui en résulte est le produit d'une régulation interétatique et contractuelle.

Ainsi et suivant une schématisation simplifiée, les formes que prend l’action internationale des États obéissent à trois figures de relations : unilatérales, bilatérales ou multilatérales.

Ces formes se différencient les unes des autres en fonction de l’objectif, de la modalité d’action choisie, des conventions établies, du concept de souveraineté et de légitimité, et de la logique des régimes politiques.

Est unilatérale l’action entreprise par un pays, en dehors d’une convention établie découlant du jus gentium et de la communauté internationale.

Il s'agit d'une action décidée au-delà de tout ordonnancement juridique s'appuyant sur la force contraignante du droit naturel, sur celles d'un pouvoir souverain et d'une légitimité pleine. En termes juridiques l'action unilatérale traduit l'idée de légitimité en décision stratégique et cela par le biais d'une « auctoritas interpositio » de nature singulière, celle de la culture d'un pays particulier, seul titulaire d'une décision souveraine et innégociable. Cette considération implique une indifférence juridique pour les contenus éthiques de la décision, qui ne sont jamais universels, car les conclusions juridiques ne sont pas déductible de prémisses et de motivations non juridiques.

Sont bilatéraux la convention ou le traité, établis et ratifiés entre deux parties et constituant une base de reconnaissance mutuelle ou un référent normatif pour le droit public.

Dans ce cas, chaque partie contractante est juge et partie de l’observation de la convention, ainsi que de la nature et de la portée des sanctions réservées à sa transgression.

Est multilatérale enfin, la stipulation de traités ou la définition de résolutions ou d’accord, au sein d’organisations intergouvernementales ou supranationales, à vocation régionale ou universelle.

Les conventions lient alors les pays signataires sur des sujets constituant la matière de ces accords et la transgression de ces accords comporte des sanctions collectives.

À titre d’exemplification, nous pouvons distinguer au moins cinq formes distinctes de multilatéralisme :

  • un multilatéralisme paritaire, au sein d’organismes internationaux à caractère économique comme l’OMC, où joue toutefois la « clause de la nation la plus favorisée » ;
  • un multilatéralisme directeur, au sein d’organisation de sécurité collective, comme l’OTAN, où vaut la règle du primus inter pares et celle de l’unanimisme institutionnel ;
  • un multilatéralisme de prévention des crises, comme dans le cas des pourparlers avec la Corée du Nord ou l’Iran, où interviennent des puissances régionales et des puissances globales extérieures, selon la nature et la capacité de nuisance de l’acteur visé ;
  • un multilatéralisme de croisade et de coalition, comme en Irak et au Golfe, pour intervenir militairement dans un premier moment et pour sortir de crise ensuite ;
  • un multipolarisme de contestation ou de critique, au sein des Nations unies où les systèmes de marchandage, de résistance et de paralysie sont plus forts, car formulés librement.

Aucun pays n’est complètement unilatéraliste ni totalement multilatéraliste dans la scène internationale, car, dans un cas, il se condamnerait à l’épuisement des forces et, dans le deuxième, à l’impuissance politique et militaire, doublée d’une logique de démission et d’abandon, qui conduisent à la défaite.

L’ensemble de ces formes de l’action internationale s’inscrit dans un ordre de relations, caractérisées par la nature imparfaite de la société internationale. Cette société est régie, en son aspect policé, par le droit public international et en son aspect naturel ou hobbesien par la loi de la force.

Inutile de rappeler que la société internationale est caractérisée par l’absence d’une instance centrale de production et d’interprétation de la norme et par l’inexistence d’une force irrésistible de sanctions (tribunaux et police).

Ainsi, dans l’ordre international chaque acteur demeure maître de l’utilisation légale et légitime de la force pour faire valoir ses droits, ses intérêts ou ses valeurs. L’état chaotique de l’ordre international et l’état variable des équilibres de force entre les détenteurs du pouvoir de contrainte font de chaque acteur un joueur de la scène internationale, mais aussi un interprète de ce jeu, à chaque fois aventureux et risqué dans le commerce entre les nations. Chaque unité politique est arbitre insyndicable de la paix et de la guerre entre les unités du système.

Les acteurs de la vie internationale se déterminent par rapport à cet enjeu en fonction de déterminismes multiples.

Nous pouvons les énumérer schématiquement, en repérant leurs sens dans des logiques et des horizons éloignés tels :

  • l’ambition ou la gloire ;
  • l’intérêt national ou vital ;
  • le principe égoïste du calcul et du gain ;
  • la préservation du rang dans la hiérarchie des puissances ;
  • les doctrines et les principes de défense du statu quo, plutôt que celles qui prônent une volonté de changement et l'affirmation de la loi du mouvement de l'histoire ;
  • le maintien ou l’amélioration des équilibres des forces ;
  • la définition d’une stratégie, offensive ou défensive, prévue en cas d’hostilité ;
  • l’idée de légitimité historique ou l’esprit missionnaire, pour l’affirmation de certaines valeurs ;
  • l’identification d’États perturbateurs ou « hors la loi », en leurs mobiles subversifs ;
  • les formes dominantes de pensée et les utopies, ou encore les slogans, qui mobilisent les opinions et les masses.

Si le concept de sécurité est le concept organisateur central de l’ordre international et donc le concept structurant par définition, la manière de préserver la sécurité est la résultante d’une multiplicité de politiques et d'une pluralité de modes de relations extérieures.

En conséquence, la politique de sécurité d’un pays peut se distinguer selon deux axes, dont le premier est inspiré par la sauvegarde intangible d’une liberté de conception et d’action indépendante (unilatéralisme) et le deuxième par la recherche d’une sécurité collective, obtenue au moyen d’alliances permanentes ou de coalitions de circonstance.

Les alliances permanentes sont, dans la plupart des cas, à caractère régional et les coalitions de circonstances sont liées à la logique des participants et varient en fonction des objectifs et des enjeux de l’action.

La légitimité de l’action internationale est inhérente à l’action collective et à la catégorie des formes multilatérales de la politique extérieure. De manière générale le choix entre l’unilatéralisme ou le multilatéralisme n’est jamais pur, ni jamais abstrait.

Il dépend de la puissance de l’acteur, de la conjoncture internationale et surtout de la perception des menaces.

Le choix des alliances sera différent si les menaces sont de nature étatique ou de nature transnationale, ou les deux à la fois.

L’action internationale choisie par les États, unilatérale, bilatérale ou multilatérale, dépend toujours d’une incertitude majeure, celle qui s’inscrit entre la menace et la perception de la menace (bref entre la réalité et sa lecture subjective).

L’idée que pour comprendre les relations internationales, il faut partir de la menace et surtout des incertitudes dictées par l'évaluation de celle-ci, nous amène à rappeler que deux grandes écoles de pensée s’opposent aux États-Unis pour s’interroger si l’horizon stratégique des trente prochaines années, sera façonné davantage par le terrorisme et conjointement par l’islamisme ou, en revanche, par la logique des États, par la géopolitique eurasienne et par les rivalités nationales en Extrême-Orient.

Le dilemme de stratégie générale des USA déterminera en large partie l’unilatéralisme et le multilatéralisme de sa politique extérieure et influera sur les modalités des politiques étrangères des autres États.

En théorie et sauf d’autres attentats majeurs contre la puissance des USA, la question chinoise et les quatre foyers de crises du golfe Persique et de l’Iran, de l'Afghanistan et du Pakistan, et enfin de Taïwan, de la Chine continentale et de la Corée du Nord, supplanteront les questions terroristes en termes de priorités, sans toutefois les éliminer.

La réponse que la politique et la diplomatie américaines accorderont à ce dilemme, déterminera le mélange des formes d’action, unilatérales ou multilatérales (bref des réponses individuelles ou des réponses collectives).

L’idée d’un saut qualitatif du terrorisme international, utilisant des armes chimiques, biologiques ou nucléaires et proposant une fusion opérationnelle du fanatisme et de la technologie, amène à des développements géopolitiques et géostratégiques majeurs.

En dehors de ce cadre de références, les doctrinaires de l'Union (Alvaro De Vasconcellos, « L'Union européenne parmi les grandes puissances » - in Commentaire n°124 Hiver 2008/2009 page 1071) pour qui « multilatéral et multipolaire seraient quasi synonymes », mentionnent avec réserve l'opinion (Anne Marie Slaughter) selon laquelle : « l'idée européenne d'européaniser le monde serait une lointaine chimère ».

De Vasconcellos affirme, en réponse à cette assertion, que l'Union européenne reposerait sur « une seule pièce maitresse, le renoncement volontaire à la politique de puissance ». Ce renoncement aurait pour but, selon l'auteur, de « préserver l'Union » et, avec elle, l'ambition de promouvoir le multilatéralisme à l'échelle planétaire, comme substitut probable de la multipolarité (n.d.r.). Ce qui n'éliminerait pas la progression du monde vers une forme de multipolarité d'où l'Europe s'excluerait d'elle même. La conséquence évidente de cette réponse est l'incapacité de formuler une alternative à la doctrine multilatéraliste officielle. Cette voie conduit au suicide de l'Europe et à sa disparition de la carte du monde. Ainsi la recette du médecin chef du laboratoire sécuritaire de l'Union est l'euthanasie intellectuelle du continent.

Nous avons montré pourquoi cette option, produit d'une confusion éthique, conceptuelle et stratégique ferait assurer à l'Union , comme option à long terme, une posture de pure négociation dictée par l'occasionnel, le circonstanciel et l'anti-existentiel. En effet lorsque la catégorie du négoce prend le pas sur la logique de la puissance et devient la catégorie première de la politique globale, le multilatéralisme se crédite d'être la seule politique raisonnable et de seule stratégie réfléchie. Elle n'est en fait que le « produit dérivé » d'un égarement intellectuel qui aboutit à l'anéantissement géopolitique et historique de l'Europe, une « subprime » éthique et une « bulle spirituelle ».

Quelles sont à notre avis les clés de lecture à partir desquelles réorienter la politique générale de l'Union ? Celle d'une conjoncture nouvelle, suivant laquelle la période idéaliste, messianique et « multilatéraliste full-time » de l'Union européenne s'achève lentement.

La nouvelle phase de l'évolution du monde impose une nouvelle lecture de l'avenir qui doit avoir pour base de nouveaux paradigmes :

  • l'Eurasie à la place de l'Europe ;
  • l'anarchie internationale au lieu de l'intégration ;
  • la définition des intérêts vitaux et donc une politique de sécurité et de défense à l'échelle planétaire, à la place d'une idéologisation des valeurs (la démocratie et les Droits de l'homme) ;
  • le passage probable d'une « logique de négociation permanente » entre États européens à une phase d'équilibres de compétition ou de « chacun pour soi », faute d'un volontarisme unitaire ;
  • une redéfinition du rôle de l'Alliance Atlantique et un rééquilibrage du pôle européen en son sein.

Cette lecture, décidément systémique, pousse à une distinction plus nette et absolument prioritaire entre pôles de puissance et, dans cette perspective, à la définition des intérêts planétaires de l'Union sur le long terme, resserrant les politiques étrangères des Pays-Membres, au lieu et à la place d'une philosophie multilatéraliste, dictée au cas par cas, par l'insouciance géopolitique, les divergences économiques et le rejet d'une stratégie d'alliances permanentes rééquilibrées mais indispensables.

Puisque rien n'est dit à ce propos, la politique de sécurité et de défense est pour l'heure subordonnée à celle de l'OTAN et en conséquence à des intérêts géopolitiques et stratégiques euro-atlantiques.

Une unité politique européenne, avec des instruments militaires subordonnés au sein de l'OTAN ne peut certes conforter l'ambition de l'UE de devenir à terme un pôle de puissance.

Dans ces conditions, porter l'emphase des perspectives de l'Europe sur le multilatéralisme c'est éviter de parler de la difficile genèse d'une politique européenne de sécurité et défense de l'UE, indépendante, « efficace et crédible » et c'est oublier, implicitement ou volontairement, le positionnement de l'Europe au sein d'un système multipolaire et dans sa relation première avec les Etats-Unis d'Amérique.

Irnerio Seminatore Bruxelles, le 25 février 2009