LIMITES ET ANTINOMIES PHILOSOPHIQUES ET CONCEPTUELLES D’ALEXANDRE DOUGUINE DANS SA LECTURE DU SYSTÈME TRIPOLAIRE. SYSTÈME ET CIVILISATION. SUR LE SENS DE L’ACTION POLITIQUE

Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
5/12/2021

Dans quatre courts essais aux titres divers et de conception récente portant sur l’économie, la nature de la politique, la proximité d’une guerre et la morphologie du système international, A. Douguine expose ses idées sur ces phénomènes contemporains qui apparaissent, du point de vue de la critique de la post modernité occidentale, comme régressifs, étroitement nationaux et internationalement contrastes.

Régressifs parce que Douguine veut rechercher l’identité de la Russie dans un Soi historique fait de tradition et d’orthodoxie, étroitement nationaux pour avoir isolé la préférence de l’auteur pour son pays de la conjoncture actuelle et internationalement contrastes, puisqu’il épuise la relation entre élites et masses dans la fonction du parti et dans une dépolitisation généralisée. A propos de la compréhension de la multipolarité et, par conséquent, du jeu international et de la logique du système, Douguine explique la transition vers un monde multipolaire comme dépassement du seuil critique de l’unipolarité, autrement dit de la gouvernabilité du système de la part d’Hégémon ou d’un acteur individuel.

Au lieu de prendre en considération la théorie de l’interdépendance, de la complexité ou encore des formes de crises ou d’instabilité régionales et globales, il se limite à prendre en compte la démocratie des normes, prônée par les occidentaux ainsi que l’universalisme technique des droits de l’homme, comme universalisme de circonstance.

Oubliant que l’universalité n’a pas d’ennemis (Carl Schmitt), il contourne l’aspect compétitif et conflictuel de l’histoire, la relation antagoniste ami-ennemi, qui s’applique aussi bien à la relation Russie Etats-Unis, qu’à celle Russie et Chine, insuffisamment traitée.

La loi de la politique - explique-t-il - relève du domaine des idées et de la lutte pour le pouvoir, en oubliant les relations de force de tout système socio politique existant. Aujourd’hui et au niveau interne, le format du parti a égaré sa fonction exemplaire qui fut celle d’une osmose permanente entre élites et masses, élaborant le sens de la vie collective.

Dans l’examen du système international, l’exclusion par  le monde anglo-saxon de l’Union Européenne AUKUS (Etats Unis Gand Bretagne Australie) et QUAD  (Quadrilateral Security Dialogue composé des Etats-Unis, Australie, Japon, Inde, auquel se sont joint l’Indonésie, le  Vietnam, et la Koree du Sud),  apparait a Douguine comme une entrave a une alliance eurasiatique  fondée sur la matrice de la confiance et comme épuisement et dessèchement culturels au profit de rapports sociaux pervertis et matérialistes  (LGBT,  invasion migratoire, etc.)

 Cela pousse à se poser la question, s’ils existent des valeurs spécifiquement Russes et lesquels ?

Une sorte de continuité à l’intérieur des valeurs occidentales a été représenté par le mythe de la troisième Rome et un aspect déviant l’asservissement totale de la société a l Etat.

Or l’analyse du monde russe comme un retour à des valeurs spécifiquement autochtones marque plutôt une régression qu’une rupture de la continuité avec l’Occident, comme socle d’une alliance euro-asiatique.

La technocratie comme dépolitisation intégrale de la relation entre culture et politique met en évidence la stérilité de l’isolement du pouvoir poutinien et une dérive définitive du mythe léniniste d’une avant-garde disparue, celle de la classe ouvrière.

La fin du mythe révolutionnaire a épuisé l’identification de cette classe a la classe universelle, expression du monde national (Staline) ou international (Trotski), et en rupture posthume avec le capitalisme globaliste de la sociale-démocratie allemande et occidentale.

En effet si le pouvoir est politique, la politique, affirme-t-il - est d’abord une philosophie, une idéologie et toute la vie politique est un processus social ou l’individu est en corrélation directe avec la société par le biais des idées.

Le ton a changé depuis 1990, poursuit-il- car s’est installé dans l’univers post-soviétique une tromperie systématique, une escroquerie, un simulacre de la politique comme markéting.

Ainsi, paradoxalement, même la tentative de galvanisation artificielle de la réforme sociale de la Perestroïka, a conduit à la fin définitive du soviétisme mais aussi à un accroissement du pouvoir et de la légitimité du décideur, favorisant une consolidation de l’autocratie.

Du coup une série de questions n’ont pas été formulées et parmi d’autres, celles de l’option sociétal qui s’imposait à l’époque - valeurs traditionnelles ou copie du post modernisme occidental ? Identité russe ou idéologie des droits de l’homme ? 

Tout a été décidé par défaut, en dehors d’une conception de la politique comme débat général sur les grandes orientations de demain. 

Où va-t-il déboucher Douguine ?

Dans la régression, vers un Soi historique comme valeur introuvable, ou vers la dépolitisation aveugle du discours mercantile ?

De même en est-il ainsi de la politique internationale et de la guerre comme conciliation patriotique des élites et du peuple. Au lieu d’être un enjeu de la lutte entre les nations et de tensions internes au système tripolaire, l’hypothèse d’un soi historique se révèle illusoire et sans issue.

 Il ne s’agit ni de la transition de la modernité vers la post-modernité (Ortega y Gasset), ni de la rhétorique du stade ultime du capitalisme comme impérialisme (Hilferding, Lénine, Trotski) mais du retour à la philosophie d’un monde où les empires ne s’appelaient pas encore superpuissances et la Russie était un Empire pauvre. Par ailleurs, l’approche de la politique interne, comme technique de marketing oublie les déterminismes des rapports de force globaux qui ne discriminent pas le pouvoir entre hard, smart et soft.

Or, si dans l’analyse du monde tripolaire la Russie s’oppose aux Etats-Unis, ceux-ci ne représentent plus l’Occident mais les pays d’AUKUS et du QUAD plus d’autres satellites régionaux, tandis que la Russie, perçue en termes de valeurs, ne représente plus le miroir critique de l’Occident sans être pour autant une alternative de l’Orient, personnifié par la Chine. 

Eviter le chaos et l’anarchie comme responsabilité d’une puissance de premier plan n’apparait pas un fondement de politique pour Douguine qui oublie la matrice du monde moderne, l’émergence machiavélienne de la raison et le calcul du Prince, pour conquérir, maintenir et accroitre le pouvoir et, de ce fait l’importance des alliances, autres que celles situationnelles, du numérique.

Celles-ci ne sont que les pales reflets des spéculations anticipatrices et lucides de David Hume, des alliances d’intérêt, de calcul et de proximité stratégique.

C’est avec méfiance et d’un revers de la main qu’il sous-estime le virage conservateur qui se dessine en Europe occidentale en faveur d’une alliance eurasienne, car elle serait fondée sur des valeurs occidentales.

 Or, si les politologues chinois tirent leur doctrine de politique étrangère de la multipolarité de la premier guerre froide (Leonid Savin), et si d’autres auteurs analysent la pertinence du contrat social et de la forme d’Etat conforme à l’histoire russe (Valery Korovin) et identifient la Russie a l’Empire comme essence de l’autorité russe et comme  garantie de  durée, d’unité et d’intégrité territoriale, Douguine ne voit pas dans la Russie l’objectif de substitution de la vraie cible de l’affrontement planétaire à venir, la Chine montante, de la part de la puissance hégémonique et systémique dominante, les Etats-Unis. La modération actuelle de la Chine - dira Surkov- masque des vastes réserves de chaos, accumulés par une nation disciplinée. Cependant, ce risque de chaos n infléchit pas ses positions. Douguine semble plutôt croire à la possibilité d’une confrontation limitée dans trois zones de conflit, impliquant le logos intemporel de la Russie en fonction de l’hypothèse de nouveaux horizons et d’un nouveau réveil et, de ce fait, des conflits conventionnels, circonscrits et asymétriques dans les trois zones du Dombass, de la Mer Noire et de la Géorgie.

La Russie serait prête pour une guerre, selon Douguine, si des lignes rouges, interprétées comme opérations de contrôle national sont franchies.  En effet, Poutine dispose d’un mandat pour une guerre défensive et, au même temps, d’une légitimité totale en politique intérieure.

A l’examen de la situation, l’unification avec la Biélorussie se ferait rapidement en cas de conflit, la réalisation de la Novorossia de Odessa à Kharkov verrait l’émergence de deux Ukraines, et en Géorgie la consolidation d’un pouvoir non hostile à la Russie ne représenterait pas un problème de sécurité d’ordre européen, voire mondial. Il s’agirait d’une victoire, bien que non de la victoire.

Quant à la multipolarité, les limites stratégiques du monde unipolaire ont été atteintes et un tournant dépassant le caractère éphémère d’une alliance situationnelle serait représenté par des relations changeantes entre pôles.

Le pouvoir des pôles ne serait limite que par le pouvoir de l’autre, dans un état général d’équilibre mutant, car les règles de la démocratie multipolaire imposée par les Etats-Unis changent constamment et l’universalisme apparait comme une technique de condominium limitée.

Dans ce contexte, chaque Etat pour échapper au déclin, aurait intérêt à renforcer son identité civilisationnelle, et la Russie son logos, le Soi historique. 

Dans cette lecture qui emphatise les valeurs identitaires, la vision ouverte du monde n’est qu’apparence, car elle ne pourrait effacer le fond de l’univers réel, dont les objectifs et l’iter historique sont enracines dans la compétition sanglante.

La question qui se pose alors est semblable à celle de la conception spenglerienne du développement des cultures humaines individuelles, comme univers de ce que nous apportons à ce monde, de l’intérieur de nous-mêmes, en sensibilité et en raison, ce qui déplace la recherche de solution des rapports de pouvoir en celle des rapports civilisationnels, transformant les relations d’inimitié, d’intimidation et de jalouse émulation en rapports de connaissance, d’influence et de droit.

Ce qui est le plus pernicieux dans les analyses de Douguine est la confusion intellectuelle de système et de civilisation, qui lui interdit de voir l’issue politique de la Russie en termes d’alliance avec l’Europe.

En effet, le système, tri ou multipolaire, est une abstraction ou une configuration abstraite des rapports de puissance a une époque donnée, dont la lecture fait apparaitre la morphologie, les tendances de transformation et le jeu des forces en mouvement, en vue d’une meilleure paix ou d’un conflit à venir. En revanche, une civilisation est un objet organique qui a un cycle de vie et peut disparaitre dans les tragédies de l’histoire, car les civilisations sont mortelles comme le rappelait déjà Paul Valery, ce qui devrait inciter à la réflexion dans le cas d’une option asiatique de la part de la Russie.

La survie de l’immense Russie repose donc sur l’option civilisationnelle dont elle aura conscience et dont elle sera capable, Europe ou Chine, Orient ou Occident.

Les quatre évolutions majeures du système international actuel :

- l'épuisement de la stabilité stratégique (de 1991 à 2001)

- le modelage d'une nouvelle géopolitique eurasienne 

- l'apparition d'une forte hybridation de menaces et de vulnérabilités, étatiques et sub-étatiques 

- l’endiguement de la Chine montante et la reconfiguration du système par les Etats-Unis,

ne constituent guère la préoccupation essentielle de Douguine dans l’analyse de la triade.

En effet Douguine confond les différentes morphologies de puissance et de force des systèmes internationaux, leur hiérarchies et remises en cause belliqueuses, avec le monde immuable des valeurs identitaires, le logos originel de la Russie séculaire, promu a facteur de vie et de survie individuelle. Cette approche lui cache la vraie nature du monde tripolaire, l’affrontement sournois entre Etats-Unis et Chine, l’endiguement de la violence diffuse, les tensions permanentes entre les Etats-hégémoniques et les Etats-civilisations, la géopolitique des crises, des révolutions et du terrorisme, ainsi que les revers déstabilisants et conflictuels des exportateurs de démocratie.

La question des régimes politiques ou du sens de l’action politique

La deuxième antinomie de Douguine ne repose pas seulement sur la confusion conceptuelle de système et de civilisation aux répercussions innombrables, mais sur l’incompréhension philosophique du sens de la politique, nationale et surtout internationale. En effet, l’analyse de Douguine ne perçoit pas l’existence épineuse de deux triades, celle systémique de Chine, Etats-Unis et Russie, et celle classique et oubliée des buts, des fins et du sens de l’action politique. Or l’absence de distinction de cette deuxième triade interdit la saisie du sens de l’action, car les politistes en général et A. Douguine en particulier adoptent l’idée, très répandue, d’un rejet actuel de la politique et d’une perte de sens de celle-ci. Puisque le domaine de l’expérience condamne le politologue à comprendre l’action violente comme facteur caractérisant de la politique, l’expérience machiavélienne de la force et de la ruse révèle que le sens de toute action violente repose, au niveau du système, sur la considération de la paix comme idéal transcendant (Kant).

Douguine n’opérant pas de distinction entre la fin, les buts et le sens de l’action politique, ne peut faire référence à Montesquieu et donc aux trois motivations fondamentales retenues par celui-ci comme principes d’action, l’honneur pour la monarchie, la vertu pour la république et la crainte pour la tyrannie. Se priver d’une interrogation sur la finalité du système, la liberté et la justice, prive l’analyse de pertinence et d’actualité. En revanche, se pencher sur l’apolitisme du discours mercantile de la politique, le business, permet à Douguine d’escamoter l’approfondissement des formes d’exercice de la violence.

De surcroit s’égarer des coordonnées du système, matrice de la finalité générale des actions d’une époque, signifie égarer le choix des alliances et demeurer silencieux sur le meilleur régime, forme d Etat ou forme de gouvernement, autrement dit éviter de choisir entre démocratie ou autocratie. Cette deuxième triade a une étrange relation d’interdépendance et de correspondance avec la première, car il est question ici de sortir des abstractions et de réévaluer des valeurs comme renversement du matérialisme ambiant. Cette inversion remet sur ses pieds la hiérarchie des valeurs platoniciennes et fait commencer la pérennisation de l’histoire par le salut de l’esprit, le logos de la Russie, condamnant à l’effondrement hégémon à cause de l’adoption par ce dernier du principe proprement mortel et antipolitique du matérialisme en politique. Les tendances et caractéristiques du système tripolaire ont en commun de se placer sous le signe de la violence et l’essentiel dans ce domaine est l’identification de l’action politique à l’action violente et sa seule implication possible est que, en dehors de celle-ci, l’action politique a perdu son sens. Un des traits spécifiques de l’action violente est la distinction de la fin (le Zveck pour Clausevitz) du Ziel (pour la stratégie) et du Sinn (comme but du verbe diplomatique ou discours de politique internationale).

Or la guerre qui ne reconnait pas la paix comme sa finalité ultime, se révèlera toujours plus tragique que celle pratiquée par les régimes tyranniques. Dans l’analyse de la tripolarité, cela veut dire que les buts proclames du verbe diplomatique peuvent se révéler mensongers et qu’ils masquent le but de la conquête et de la domination sous celui de la liberté. Par ailleurs le but d’endiguer la Chine, l’anéantissement réciproque des acteurs aux prises, par la ruse de la dissuasion nucléaire, n’est que le remplacement temporaire de la violence pour que la guerre et son sens restent toujours possibles (A. Arendt).

 

Bucarest 3 décembre 2021

 

POST-SCRIPTUM 

Irnerio Seminatore est l’auteur de l’ouvrage La Multipolarite au XXIeme siecle à paraitre chez VA Editions Fr. Préface de Charles Zorgbibe,

Textes de référence d’Alexandre Douguine parus en traduction française dans le BLOG Euro-Synergies des

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