LE RETOUR DU LEVIATHAN GÉOPOLITIQUE ET STRATÉGIES EN EURASIE

Analyse des conceptions sécuritaires russo-européennes
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
5/9/2008

IDEES, PHILOSOPHIES ET POLITIQUES DEPUIS 1991

Le vent de l'Histoire post-moderne a-t-il tourné ? Suivant les vieilles doctrines de la philosophie politique classique, la force, la morale et le droit constituent les fondements de la sécurité internationale et en même temps leurs justifications récurrentes.

Depuis 1991, dans un monde que l'on a vite définit unipolaire, les Etas-Unis ont adopté comme critère dirimant de l'ordre international la politique de la force, l'Union européenne l'option de la morale et du droit, les organisations internationales à vocation universelle (NU) la référence à la légitimité, et celles de coopération économique l'adoption de la gouvernance (OMC/G8).

Pendant ce temps, la Fédération de Russie a fait l'apprentissage limité de la démocratie, la difficile adaptation aux lois du marché, l'affaiblissement puis le redressement de l'Etat et de la puissance, et a subi une immense amputation géopolitique, dont la remise en cause est devenue l'objet même de la crise du Caucase.

La Chine, l'Inde et le Japon ont pratiqué une politique étrangère introvertie, en spectateurs de ces mutations et en « tiers non-engagés », participant indirectement à la redistribution mondiale de la puissance.

Au courant de cette courte conjoncture, l'Occident n'a cessé d'opposer dans le monde son modèle de démocratie à celui du pouvoir autocratique.

Lorsqu'est apparu au grand jour en 2003 le premier grand schisme d'Occident, le schisme Ouest-Ouest, au Conseil de Sécurité des Nations Unies lors de l'examen des « raisons » justifiant le deuxième conflit irakien, a pris forme un débat sur la naissance de deux Occidents aux philosophies politiques divergentes, l'une pour laquelle il ne peut y avoir d'ordre et de droit que par la force, et l'autre pour laquelle l'ordre tire sa raison d'être de la logique du droit et de l'univers des valeurs.

Conformément à cette philosophie, les pays membres de l'UE ont élaboré un concept de stabilité et de sécurité, fondé sur l'intégration et sur l'adhésion tutélaire de nouveaux Etats-membres, justifiant ainsi l'adoption d'une politique de voisinage qui a tenu lieu de politique étrangère.

La doctrine de l'élargissement de la démocratie, la politique des droits de l'homme, la guerre au terrorisme à l'échelle globale et l'utilisation unilatérale de la puissance ont été le lot de l'acteur dominant, visant l'affaiblissement et l'encerclement des puissances rivales, pouvant aspirer à l'hégémonie du système, essentiellement la Russie et la Chine.

Elles ont fait suite au refoulement (Roll-back) de l'ancienne Union Soviétique sur les marches occidentales et eurasiennes de l'empire et ont musclé idéologiquement le multilatéralisme, devenu le credo dominant dans la gestion de l'ordre mondial.

En Europe de l'Ouest, les doctrines fonctionnalistes et post-modernes ont emphatisé l'émergence d'un monde post-westphalien, comportant la disparition progressive de l'Etat-Nation, absorbé à l'intérieur de zones économiques d'intégration régionale.

Selon cette approche, le monopole légal et légitime de la violence est apparu déclinant, face aux guerres culturelles, à la « démocratisation » étendue et intensifiée d'une violence aveugle, politiquement signée par le rejet de l'Occident.

Dans ce contexte, le bruit des nouveaux conflits a été suffoqué au sein de l'UE par la prédominance dissimulatrice de l'éthique cosmopolitique. Le conflit irakien, puis l'engagement afghan et ensuite la lutte globale au terrorisme ont modifié lentement et cependant trop tard les perceptions de la sécurité en Europe.

LE GRAND TOURNANT

Or le véritable tournant est apparu brusquement entre le 7 et le 12 août 2008 avec le conflit russo-géorgien. Ce dernier a bouleversé les rôles géopolitiques et les règles du jeu du établies depuis vingt ans et ce retournement du vent de l'Histoire a frappé comme toujours par la violence et au nom d'un retour aux rivalités entre les nationalismes des grandes puissances.

Ce bouleversement a revalorisé le rôle de la force, chiffonné les velléités de la morale et du droit, inversé les positions traditionnelles des protecteurs et des protégés, démystifié la signification de la démocratie et limité la crédibilité et les ambitions des « révolutions de couleur ».

Plus exactement, il a reporté au premier plan la valeur fondatrice de la vielle « trinité décisionnelle », celle de « la souveraineté étatique », « d'indéterminisme de l'action politico-stratégique » et « d'usage déterminant de la force ».

Une série de gains idéologiques, géopolitiques et stratégiques ont suivi au « retour du Léviathan », le souverain trop souvent oublié de la Grande Histoire.

Les gains obtenus par cette surprise stratégique ont porté sur plusieurs domaines conjoints, et se sont signalés par l'intimidation, le chantage, la prise de gage territorial et enfin la division du camp occidental.

Ce sont là les résultats indéniables du retour de la Russie dans le Caucase du Sud et en Eurasie.

En confirmant le fondement erroné des perceptions de sécurité du système international, les Européens ont réagi à cette utilisation de la force, jugée « disproportionnée », par des mesures prudentes, dictées par une stratégie « d'apaisement », que certains ont jugées munichoises ou « de démission ».

Dans cette optique, les dirigeants européens ont fait appel à un usage civilisé du « Kratos » qui adopte les subtilités des « limites » agostiniennes de la guerre.

La division européenne sur les grandes orientations géopolitiques et géostratégiques vis-à-vis de la Fédération de Russie, repoussant toute idée de « confrontation », constitue l'aboutissement d'un profond égarement intellectuel, qui se double d'un « découplage » euro-américain sur l'attitude à tenir vis-à-vis de la Russie.

Cet égarement fait reposer la sécurité sur le droit et sur la morale, sur un processus de négociations et de compromis permanents, sur une prime accordée aux intérêts des perturbateurs, à défaut de pouvoir compter sur des capacités crédibles de défense et de projection de forces et sur la définition géopolitique et territoriale d'intérêts vitaux intangibles, traçant sur la carte des zones d'influence, identifiées et défendables.

La réponse appropriée à ce dilemme aurait exigé de la part de l'UE une vision realpolitiker régionale et mondiale, convergente ou alternative à celle des Etats-Unis.

UN « CENTRE DE GRAVITE » MOUVANT

Ainsi, le « centre de gravité » de toute stratégie de « containment » et de « roll-back » s'est déplacée conjoncturellement du coeur de l'Eurasie vers l'Europe, le long de la nouvelle ligne de faille géopolitique qui va des pays baltes à l'Asie centrale et qui inclue, dans une même logique d'intimidation, les marches occidentales de l'ancienne Union Soviétique et, passant par l'Ukraine, les pays de la Confédération des Etats Indépendants (CEI).

Ce « centre de gravité » préfigure dans le Caucase l'émergence d'une continuité de pressions et d'influence géopolitique, située en puzzle sur l'axe Moscou-Tbilissi-Téhéran.

Ainsi la force a fait taire le droit et le refoulement du droit a fait reculer l'incertaine axiomatique de la morale.

Au point de vue factuel, l'intervention russe en Ossétie du Sud et en Abkhazie a donné un coup d'arrêt à la fragmentation politique et territoriale du système international et a mis entre parenthèses les tendances sécessionnistes dormantes. En effet, elle rappelle le retour toujours possible à une logique annexionniste et impériale de la puissance dominante et traditionnelle qui pourrait se faire sentir en Crimée, Moldavie et pays baltes.

Ce retour consacre également la fin des aventurismes et confirme l'importance du Leviathan et de la hiérarchie de puissance dans les relations internationales.

Avec le retour des équilibres westphaliens, pourra-t-on mieux gouverner le monde et soumettre la violence à la violence? Bref, les conflits ouverts, diffus, anonymes, groupusculaires, sub et trans-étatiques aux conflits d'Etats et à l'engagement des « coalitions de volontaires », insuffisantes pour contrôler une « aire de crise » allant de l'Irak au Caucase et plus loin à l'Asie centrale et méridionale ?

LES GRANDS BALKANS EURASIENS ET LEURS DEUX CLES D'ACCES ET D'ANCRAGE

Quid par ailleurs du « Great Game » qui a pour enjeu les « Grands Balkans Eurasiens » ?

Ceux-ci sont caractérisés, selon la vieille définition de Brzezinski, par deux éléments convergents, qui échappent à l'emprise géostratégique de l'Union Européenne.

Le premier est représenté par l'instabilité politique intérieure de ces pays (voir à ce propos toute la région du Caucase).

Le deuxième par la pression et la velléité d'absorption de la part d'une puissance extérieure dominante.

Au coeur de ce grand ensemble territorial, au pouvoir vacant, se déroule un combat visible pour les ressources (pétrole, gaz, matières premières) et une lutte dissimulée pour la primauté globale.

C'est là le sens inavoué de l'intervention russe.

« AIRE PIVOT » ET « COEUR CONTINENTAL »

C'est en effet à propos de cette zone, vitale pour l'Union Européenne, qu'une distinction géopolitique semble s'imposer.

Cette distinction départage « l'aire pivot du monde » qui embrasse l'Eurasie (Sibérie, Asie Centrale et Caucase) du « coeur continental », le vieux Hearthland de H. Mackinder.

Ainsi pour la maîtrise du monde et pour celle, déterminante, du continent eurasien et de ses immenses ressources, il est nécessaire de disposer de deux clés géopolitiques :

  • la clé d'accès par l'Ouest, pour laquelle il faut s'appuyer sur le contrôle de l'Ukraine et du Caucase;
  • la clé d'ancrage centrale de l'Asie Centrale où sont positionnés des acteurs géostratégiques issus de la dissolution de l'Ancienne Union Soviétique (Kazakhstan, Ouzbekistan,Tadjikistan, Kirghizistan).

Au vu des hautes ambitions géopolitiques de la Fédération de Russie par rapport à l'enjeu qui est le sien, peut-on délibérément affirmer que l'on va vers une multipolarisation désordonnée ou que l'on revient en revanche à un bipolarisme de façade et de pure gesticulation ?

LA NOTION DE PARTENARIAT ET L'ISOLEMENT DE LA RUSSIE

Du point de vue analytique, la notion occidentale de « partenaire », distincte de celle d' « allié » (disposant d'une marge de liberté d 'action) ou d ' « Etat-Membre » du processus d'intégration régional, bridé par une densité de rapports institutionnels, limitant son autonomie de décision, se définit concrètement par un « partage des responsabilités » et une « prise de gage » sur les grandes décisions, d'ordre régional ou mondial.

Dans le cas d'une pareille définition, quelle signification d'ordre multipolaire et mondiale, revêt un partenariat entre la Russie et l'OTAN ou entre la Russie et l'UE et, dans le cadre d'une tentative de rupture des solidarités existantes, un partenariat germano-russe, proposé par la Russie à l'Allemagne, pour l'exercice d'un contrôle géopolitique de l'Eurasie, en contrepoids aux regroupements politiques existants en Europe de l'Ouest et en Extrême Orient ?

Dans cette hypothèse et en règle générale, peut-on parler d' « isolement » de la Russie et donc d'une importante restriction de sa liberté d'action internationale, si elle est en mesure de mettre en oeuvre en même temps ou alternativement, une « diplomatie coercitive » et une « stratégie de nuisance » et de superposer ou de réorienter les aiguilles politiques des deux grands triangles du monde, les USA, l'UE et le Japon d'une part, et l'Iran, la Russie et la Chine d'autre part ?

Irnerio Seminatore Bruxelles, le 5 Septembre 2008