UNIVERSALISME ET PARADOXE DÉMOCRATIQUE

Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
14/10/2010

   TABLE DES MATIÈRES

SUR L'UNIVERSALISME DEMOCRATIQUE

A l'occasion du Sommet annuel États-Unis/Union européenne du 21 juin 2006 à Vienne, les deux partenaires n'ont pas manqué de souligner qu'ils « reconnaissaient l'avancement de la démocratie comme une priorité stratégique pour notre temps ». Est-ce là la promotion d'un nouvel idéal du « bien politique » ou bien une manifestation d'action extérieure, dictée par la conviction d'avoir atteint un « modèle d'universalisme » valable partout dans le monde ?

Cette priorité permet-elle d'évaluer à leur juste mesure les expériences démocratiques menées dans le monde occidental ainsi que les formes de transition et de stabilisation politiques, issues des options autoritaires de gouvernement ou d'histoires socio-politique différentes ? En raison de l'instabilité qu'il est susceptible d'engendrer, le passage à la démocratie est-il encore pertinent pour faire dire de ce terme ce que proclamaient les écrivains de « l'Ancien Régime » et notamment « que le régime démocratique touche de plus prés à l'anarchie, que le monarchique ne touche au despotisme » ?

Le grand débat de la fin du XVIIIème siècle et du début du XIXème siècle, consistant à s'interroger si le gouvernement représentatif ne se confond avec le démocratie, interprétée comme un exercice direct de la volonté populaire où les citoyens font eux-même les lois, peut-il être formulé dans les mêmes termes à propos de la tentative de conciliation moderne entre liberté d'opinion et participation populaire ? Le but des régimes politiques opérant activement pour une adoption progressive de la démocratie dans le monde, est-il de créer une « société d'égaux », comme le fit la Révolution française, ou bien de s'éloigner progressivement des formes historiques du despotisme et de l'autoritarisme antérieure ? Ce but repose-t-il su un état social nouveau, ayant rompu définitivement avec les hiérarchies institutionnalisées des anciens régimes politiques? Dans ce dernier cas peut-on affirmer, à la lumière de l'entendement, que la conception de la démocratie est une simple aspiration des sociétés, tandis que l'institution démocratique et son régime sont des modes d'expression de la « souveraineté du peuple », s'exprimant par un système d'élections inconditionnellement libres ?

POUVOIR ET SOCIÉTÉ

Si tel était le cas, la fiction de la « souveraineté » du peuple comme « self-government » pourrait être dissociée, en tant qu'aspiration profonde des citoyens, de l'état hiérarchique et inégalitaire de la société. Dans cette hypothèse, l'objectif de créer du neuf à partir de l'ancien serait condamné d'avance par l'impossible suppression de la séparation entre la « société civile » et la « société politique ».

Par ailleurs, les pères fondateurs de Philadelphie et les constitutionnalistes américains du XVIII craignaient profondément les « vices » et les « excès » de la démocratie, dont les expressions « licencieuses » étaient considérées comme des manifestations de « désordre », « d'irrationalité » et « d'instabilité ». A cet égard, le mot « jacobin » suscitait des répulsions qui s'opposaient à la réalisation d'un idéal politique plein et élevé.

Dans ces conditions, l'affirmation du « suffrage universel » suscitait un sentiment d'opprobre auprès des élites politiques et cela persista aussi longtemps que l'idéal vers lequel tendrait l'humanité, fut sacralisé par l'intime association de l'espoir du genre humain et de l'amour universel entre les peuples. Cet idéal s'affirmait comme une sorte d'universalisation sacrée de la démocratie à fondement religieux et acritique. Et ce fut cette universalisation qui autorisa une formalisation abstraite, par la sacralisation des valeurs se réclamant de la démocratie, au détriment de la balance entre institutions de pouvoir et de contre-pouvoir.

La rhétorique qui accompagna cette évolution engendra une déstoricisation de la notion de démocratie, qui devînt une idée ou idéal en soi. Ainsi cette conception nourrit pendant deux siècles le « discours » démocratique, le dispensant de s'interroger sur le système social et sur la logique des conflits qui en traversaient le cours.

DEMOCRATIE RELLE ET DEMOCRATIE FORMELLE ?

Le long de cette période, le « suffrage », instituant « l'égalité fictive » entre les citoyens, distingua l'histoire de la démocratie comme conquête formelle, du combat réel pour la liberté d'expression. Puisqu'en Europe, la séparation de la morale et de la politique depuis l'âge de la Renaissance a interdit une religion politique et une sacralisation des valeurs démocratiques, la conception amorale du pouvoir engendra un effort d'approfondissement intellectuel sur la « nature » sociale de la « démocratie » et sur ses difficultés.

IDEAL DEMOCRATIQUE ET MODELE NORMATIF

Ainsi l'idéal démocratique ne pouvant devenir un « modèle » normatif se commua en conception moderne du « pacte » social. Le « modèle » démocratique en Europe ne put devenir un « commandement religieux », ni un injonction morale et de ce fait un impératif idéologique. Il demeura un référent de liberté politique, à conquérir et à opposer aux systèmes autoritaires des régimes longtemps dominants. L'idée de « démocratie » n'a pu devenir un article de foi en Europe. Il a constitué cependant une référence de rapports politiques et culturels, un système comparatif comme tant d'autres, qui tire sa légitimité et sa force, de la reconnaissance des citoyens, peuple ou opinion. La démocratie cesse de devenir ainsi un régime de désordre et de licence pour se transformer en modèle de stabilité et d'avancement social. Dès lors, la stabilité politique n'est plus l'apanage ni la prérogative des régimes autoritaires. Elle se dévoile comme une capacité d'équilibre entre forces opposées et concurrentes, comme l'art d'être au même temps « lion » et « renard », un choix entièrement laïcisé d'utilisation de la « force » et de la « ruse » sans aucun préjugé ni ostracisme moral. Comment concilier, dans une même conception politique, l'autorité et la liberté, la souveraineté du peuple et le pouvoir d'exception du Prince ?

LA DEMOCRATISATION COMME HYBRIDATION DE L'UNIVESEL ET DU PARTICULIER

La relativisation du modèle occidental de démocratie et sa problèmatisation historique comme laboratoire du présent ou comme expérience constamment renouvelée, condamne-t-elle la promotion de la démocratie à l'effondrement d'un paradigme qui fut celui du combat central de la guerre froide et autour duquel s'est structuré l'idéologisation du concept ? La vague de démocratisation des régimes autoritaires en Europe occidentale dans les années '70, puis en Amérique Latine et dans l'Asie du Sud-Est dans les décennies '80, suivie de l'écroulement de l'empire soviétique dans les années '90, ont provoqué un mouvement en chaîne, dû par l'essentiel à la perte de légitimité des régimes autoritaires et totalitaires. Dans ce deuxième cas, la raison de fond fut imputée à la fin des idéologies et à l'érosion des institutions chargées de susciter l'adhésion populaire pour en faire les moyens du contrôle global de la société.

LE STATUT DU DEVELOPPEMENT ECONOMIQUE DANS LA TRANSITION

Par ailleurs, la transition vers des régimes démocratiques, suscita des questionnements sans fin sur l'influence du développement économique, comme cause, raison ou motivation inavouées du changement. Ainsi, l'aspiration à la démocratie et sa consolidation successive auprès des nouveaux régimes, provoquèrent des réactions ambiguës, des déceptions ou des désenchantements et parallèlement, une forme amère d'insatisfaction pour les formes politiques, issues de l'hybridation du modèle abstrait et des particularités socio-politiques locales.

PARTICULARISMES ET TRADITIONS

La consolidation de ces nouveaux régimes mit en valeur l'enracinement des particularités historiques et culturelles, le poids des traditions et la contrainte de facteur religieux. L'importance de ce dernier révéla la profondeur de la dimension téléologique de tout ensemble sociétal. Dès lors, la difficulté de faire concilier les valeurs démocratiques avec les anciennes croyances a manifesté une résistance très âpre dans la création d'une véritable culture démocratique comme dialogue ouvert et permanent, jusqu'à faire douter de la réductibilité de fond des deux composantes, de la modernité et de la tradition, surtout dans le cas de l'Islam. Or la libéralisation, comme la démocratisation, ont besoin d'institutions pour se maintenir et la structure centrale qui garantit ce processus, s'est révélée être l'État.

LE RÔLE DE L'ETAT DANS LA TRANSITION DEMOCRATIQUE

Comment peut-il y avoir de sécurité et d'ordre dans une société, sans un pouvoir qui ne soit pas, au même temps, légal, légitime et solide ? D'où la conclusion paradoxale qu'il ne peut exister de démocratie sans institutions démocratiques, ni sans État s'inspirant des principes démocratiques. Dépourvue de ces référents, il n'y a aucune garantie d'évolution des rapports de droit public vers des formes politiques plus libérales, car pèse sur celles-ci la menace de l'instabilité et de la régression vers des formes d'un niveau répressif incomparables avec les régimes antérieurs. Or, si les abstractions démocratiques poussent l'engagement ouvert et militant de ses adeptes vers des solutions universalistes, souvent désincarnées des réalités, les particularismes locaux, historiques et culturels, traduisent les résistances, les incertitudes et les risques de régression institutionnels, faisant du pouvoir d'État et du régime au pouvoir, l'arbitre principal voire unique des adaptations entre la conjoncture politique interne et la conjoncture politique internationale.

MODERNISATION, REFORME SOCIALE ET DEMOCRATSATION DES STRUCTURES DE POUVOIR

Le thème de la modernisation, de la réforme sociale et de la démocratisation des structures de pouvoir, demeure le thème fondamental de notre époque.

Il pose le problème de savoir si la gouvernance d’une société, l’ouverture mondiale des échanges et le système d’innovation et de changement permanents, sont compatibles avec les traditions ancestrales et si la résurgence religieuse l’est avec la pratique de la démocratie politique et des garanties de droit.

Ce même thème est par ailleurs crucial, car il résume tout à la fois un dilemme culturel, un pari historique et une hypothèse politiquement incertaine, portant sur la coexistence entre contextes civilisationnels différents.

Il s’agit là d’un grand défi.

Et ce défi conditionne la capacité du monde occidental et du monde oriental de progresser ensemble, chacun selon ses propres lois, vers l’émergence d’une « civilisation universelle globale » ou vers une « culture intellectuelle commune » (S. Huntington).

Les sous thèmes de ces débats sont innombrables et exigeraient des centaines de cénacles savants, ouvrant sur chaque argument des perspectives enrichissantes pour l’avenir des relations internationales.

Les stratégies politiques et militaires qui s’en dégagent, dans la recherche des réponses à donner aux maux de notre époque, le terrorisme ou la radicalisation extrémiste, constituent la traduction opératoire de ces grandes perspectives intellectuelles, perspectives qui seraient probablement remodelées par des réflexions approfondies et des questionnements, philosophiques et historiques.

démocratie, Modernisation et occidentalisation

Depuis le XVIII siècle le terme de « modernisation » s’apparente à celui d’occidentalisation et ce dernier à celui d’universalisme et de démocratie.

Comme conséquence de cette identification, ces deux dernières notions apparaissent aux non occidentaux, comme les deux faces d’une même idéologie, l’idéologie de l’Occident.

Et, en tant que tels, elles provoquent deux réactions antithétiques, d’adhésion ou de rejet.

Du point de vue historique l’adoption ou le refus de ces termes résulte du processus d’européanisation du monde, consécutif aux deux révolutions, française et anglaise, et de ce fait à l’affirmation des Lumières, d’une part et à celle de la société industrielle de l’autre.

Dans certains contextes politiques, modernisation et occidentalisation sont devenues les référents obligés d’importantes stratégies de reformes politiques ou de changements sociétaux, comme dans le cas du Kémalisme turc.

Nous essaierons ici de distinguer la signification accordée au terme de « modernisation » de celle accordée au terme de changement dans l’ordre politique, celui des régimes politiques ou des formes d'État.

MODERNISATION

En commençant par le premier terme, nous définirons la « modernisation » comme le processus sociologique et culturel, qui a comme objet d’interaction ouverte une société, son système de développement économique, ses techniques productives, son organisation du travail, sa mobilité sociale, son système d’apprentissage, de transmission et de diffusion des connaissances, son type d’homogénéité, ethnique et culturelle, son environnement physique et son habitat.

Ne sont pas inclus dans cette définition les rapports juridiques et constitutionnels, les relations d’autorité ou de légitimité, ni les formes des régimes politiques ou les principes d’ordre et de commandement.

Ainsi des différences significatives sont apparues dans la transition des sociétés de type traditionnel et à base agraire, à des sociétés de style moderne et à base urbaine.

Il en découle que l’emprunt des formes de gouvernement entre sociétés de même type apparaît plus facile, tandis qu’il apparaît plus complexe, voire difficile, dans le cas inverse.

Les structures d’autorité de type traditionnel, adaptées à des sociétés agraires, obéissent davantage aux conditionnements de la géographie, tandis que les structures de pouvoir moderne sont davantage liées à une structure sociale dynamique, hétérogène et non hiérarchisée, à un mobilité sociale accrue, à un haut degré d’interdépendance économique et à une diffusion de l’information empreinte d’hybridation et de multiculturalisme.

Dans le premier type de société l’autorité est stable, intimement liée aux croyances collectives et à la religion, dans le deuxième elle est en équilibre instable ; car liée aux changements de la conscience collective, rongée par l’individualisme moderne.

Nous avons pu constater au Japon et en Chine que le développement économique et le processus de modernisation n’entrent pas en conflit avec les cultures autochtones et que la modernisation ne signifie pas une occidentalisation des mœurs, des valeurs et de la société.

Mais là où le pouvoir religieux constitue un système clos et il n’existe ni séparation entre le spirituel et le temporel, ni d’intermédiaires entre le spirituel et le sociétal et, dans le cas de l’Islam entre la Charia (la loi ou le système de droit) et la Umma (communauté des croyants), comment ces systèmes sociétaux peuvent-ils évoluer vers un ordre représentatif et une organisation du pouvoir plus articulée ?

Dans les cultures non occidentales, laïcisées par le libéralisme et jadis par le marxisme, l’occidentalisation a favorisé dans un premier moment la modernisation, mais à partir de la fin des années quatre-vingt-dix, cette tendance s’est inversée.

L’effondrement du communisme, comme forme autoritaire de modernisation, fondée sur l’utopie d’une société rationnelle, progressiste et homogène a été accompagné dans l’hémisphère sud, par la résurgence de l’Islam et par la réislamisation des sociétés non occidentales.

Un sévère coup d’arrêt a été donné depuis, au processus de différenciation sociale et au pluralisme sociologique qui venait de naître.

LE « PARADOXE DEMOCRATIQUE »

A partir des années quatre vingt dix, l’occidentalisation et la démocratisation ont suivi un parcours moins mimétique et plus discordant.

Nous sommes aujourd’hui à la troisième phase de la décolonisation des anciens empires.

La démocratie occidentale ne se transpose pas « eo ipso » d’un contexte sociologique à un autre, et le « paradoxe démocratique », grâce à l’adoption du pluralisme et des règles d’alternance politique, fait accéder au pouvoir des mouvements fondamentalistes. Ceux-ci sont tout à la fois, indigènes, religieux et anti-laïcs. De surcroît ils sont violemment anti-occidentaux.

Dans ces conditions, l’exercice de l’autorité peut-il se faire selon les règles et les garanties de la démocratie pluraliste, qui constituent implicitement l’idéologie de l’Occident, règles qui sont contestées par la base de la population et qui menacent le pouvoir préexistant dans sa propre survie politique ?

Modernisation et démocratie. des « emprunts » de l’étranger ?

Nous avons retenu la conviction que la démocratie n’a pas de chances de s’enraciner si elle apparaît comme un « emprunt de l’étranger » aux yeux du nationalisme culturel, ou au regard des revendications identitaires, dictées par des traditions historiques totalement autres.

L’adoption de la démocratie ou la transition des régimes politiques autochtones vers des formes de démocratie de type constitutionnel pluraliste, peut être contrastée par deux phénomènes :

  • L’indigénisation culturelle dans des grandes régions du monde (Extrême Orient, Asie Centrale, Asie du Sud Est, Afrique),

  • La résurgence de l’Islam, dans les terres qui ont adopté le message du Prophète (du Maroc à l’Indonésie).

Dans le premier cas, la fin du bipolarisme idéologique et politique de la guerre froide a fait émerger une multiplicité de revendications identitaires, à base ethnique et/ou religieuse et les critères de division et de crises ont reposé « grosso modo » sur le vieux schéma marxiste, pays capitalistes développés du centre et pays de la périphérie ou en développement, bref pays riches et pays pauvres.

Dans la deuxième cas, la logique du pouvoir et celle des conflits obéissent à une vision antagoniste du monde, celle des deux maisons de la paix et de la guerre « dar al-Islam » et « dar al-Harb ». Ici l’accent n’est pas mis sur les critères économiques ou de modernisation, mais sur les valeurs et les modes de vie, sur les différences radicales des lois, des traditions et des coutumes.

CONSTITUTIONNALISME, PLURALISME ET RÔLE DES PARTIS EN OUZBEKISTAN

A quelques exception prés, l'Ouzbékistan a mené un parcours, non parsemé de difficultés, vers la démocratisation de ses structures de pouvoir. La loi fondamentale du pays, sa Constitution, datant de 1992, a été assortie d'une loi ordinaire portant sur le renforcement du rôle des partis politiques et sur le pluralisme représentatif1.

Nous percevons très clairement la valeur d’une telle loi, dont ont besoin les communautés politiques pour vivre de manière ordonnée comme le voulait Montesquieu et pour prospérer sous la loi selon l’harmonie de toutes les parties constituantes, conformément à la vision moderne du progrès social.

En règle générale, et d’un point de vue formel, la Constitution représente l’acte juridique suprême d’un pays, car elle symbolise le gouvernement des lois et point le gouvernement des hommes. Elle fixe les principes idéaux et la philosophie politique qui garantissent la séparation et la garantie des pouvoirs, contre l’arbitraire et contre l'exercice de l'autorité sans loi. La garantie des droits s’identifie donc dans la constitutionalisme moderne, avec la distinction et l'équilibre des pouvoirs et compte tenu de l'existence des partis, avec la compétition politique.

Le grand Montesquieu débute le fameux chapitre de « l’Esprit des lois » de 1748 sur la Constitution anglaise, en séparant les trois pouvoirs, législatifs, exécutif et judiciaire, et en disant « tout serait perdu si une seule personne ou un seul corps de notables, de nobles ou du peuple, exerçait ces trois pouvoirs. Celui de faire les lois, celui de punir les délits ou les controverses entre particuliers ». Où logera-t-elle la liberté, si les autres formes de pouvoirs compromettraient l’équilibre théorisé par Montesquieu. Si, à titre d’exemple, l’exécutif s’imposerait sur le pouvoir judiciaire, ou prenait parti dans le libre jeu de l’alternance politique ?

La Constitution marque toujours une transition politique et fixe les normes publiques de l’avenir. En effet, une Constitution vise à garantir les formes permanentes de la stabilité politique, tant à l’extérieur qu’à l’intérieur. Dans le cas de l’Ouzbékistan, la Constitution marque l’acte fondateur de la souveraineté et de l’indépendance politique de ce pays à l’histoire multiséculaire. Elle symbolise la caractéristique de la forme d'État retenue par sa culture juridique, et personnalise son existence par la figure de Chef constitutionnel de l'État, censé la représenter sur la scène internationale.

Nous le savons tous, la Constitution est une œuvre de juristes et donc une œuvre d’hommes, et comme telle relative. Autant elle doit être grande, ambitieuse et universelle dans ses principes inspirateurs, autant elle doit se traduire dans la vie de tous les jours et donc dans son application en une administration, qui trace la distinction entre les régimes d'État et les régimes politiques.

Ainsi l'Ouzbékistan évolue vers les formes modernes de la séparation des pouvoirs et donc, vers la démocratie constitutionnelle moderne. Depuis la légalisation des partis, intervenue récemment, le régime représentatif exprime les intérêts de la société, de plus en plus différenciée, et organise la compétition politique, légale et légitime.

CONSITUTITIONALISME ET PLURALISME

Nous avons appris de l'expérience historique que toute société se définit par sa constitution, par les règles de fonctionnement de son régime politique et par sa différenciation sociale. En effet, toute société est plus ou moins pluraliste.

Or le pluralisme est le conception qui adopte comme modèle une société composée par plusieurs groupes de pouvoir, en compétition ou en conflit, dans le le but de limiter la centralisation du pouvoir, identifiée historiquement à l'État. Or le pluralisme n'est pas la seule doctrine qui s'oppose à la concentration du pouvoir d'État. En effet, le libéralisme classique y résiste au nom de l'individu et de l'épanouissement de sa personnalité. Là où le pluralisme voit les groupes en compétition, le libéralisme voit la non ingérence de l'État, dans certaines sphères d'activité – religieuse, économiques et sociales. Il y voit la doctrine du moindre État.

Les théories démocratiques font valoir, contre la logique de la concentration du pouvoir, les arguments de la participation politique et de l'associationnisme politique et donc l'exigence d'un système de partis.

Pour résumer, le système antithétique au pluralisme et à ces trois théories est le totalitarisme. Celui-ci nie tout à la fois :

  • le constitutionnalisme et donc la théorie de la séparation et de l'équilibre des pouvoirs,

  • le libéralisme, ou la doctrine de la liberté pour l'individu de s'épanouir et d'entreprendre,

  • la démocratie, qui s'incarne dans un intérêt général, capable de représenter des opinions discordantes.

Ainsi les partis politiques et le système des partis naissent de la liaison entre association et démocratie. C'est la doctrine du pluralisme démocratique qui s'oppose à la fois à l'État et à l'élitisme politique. En ce qui concerne les partis politiques, ceux-ci naissent le moment où l'on reconnaît au peuple le droit de participer à la gestion du pouvoir politique. La démocratisation progressive de la vie politique et l'insertion de la société civile dans le système représentatif, engendrent une demande de participation plus forte, surtout dans les moments de grandes transformations sociales, bref, dans les transitions d'une forme de régime politique à une autre. C'est au cours de ces transformations que des groupes se proposent d'agir pour un élargissement de la gestion du pouvoir politique. Dans ce cas, le type de mobilisations détermine les caractéristiques des groupes politiques et des groupes d'intérêt et s'affirment ainsi les sujets du pluralisme politique, les syndicats et les partis.

Le thème que nous abordons ici est celui de modernisation et de la démocratisation des structures du pouvoir. Dans le cas de l'Ouzbékistan, ce thème touche à une exigence de stabilité et de progrès et se pose le but, au moins au niveau des proclamations officielles, de se constituer en modèle de bonne gouvernance dans la région de l'Asie Centrale.

L’ASIE CENTRALE, ENTRE POST-SOVIETISME ET ISLAMISME

L’Asie Centrale – terre d’hybridation culturelle et ethnique – est un espace d’expérimentation historique, puisque l’appartenance à la vieille Union Soviétique y a laissé les traces de types de pouvoir, laïcs ou laïcisants, d’inspiration marxiste – occidentale.

Ainsi dans l’analyse du processus des réformes et de démocratisation, des freins et des difficultés sont apparus à deux niveaux :

  • au niveau géopolitique et régional et donc comme menaces extérieures,

  • au niveau interne, comme viscosités, de nature historique, sociologique et culturelle.

Les défis et les crises venant de l’environnement extérieur, ont été perçus comme étant de nature systémique ; ceux qui relèvent de la base sociale du pays, comme des réactions identitaires, perçant au cœur de la légitimité politique.

Ainsi, dans le monde actuel où l’identification culturelle prime sur l’identification politique la lecture des phénomènes de résistance ou d’inadaptation doit être faite à la lumière de l’approche culturelle.

LA TRANSITON DEMOCRATIQUE ET L'APPROCHE CULTURALISTE

En ce qui concerne l’Asie Centrale faut-il en déduire que les affinités, qui ont façonné la coopération antérieure entre les États de la région, définissent des formes de transition vers la démocratie, difficiles, spécifiques et semblables entre elles ?

Des « modèles d’évolution », davantage fondés sur le besoin de satisfaire à des formes d’identité et de cousinage plurielles, exigent d’asseoir la légitimité du pouvoir de manière beaucoup plus forte que par le passé.

Cette légitimité nouvelle refuse le fatalisme d’un pouvoir bureaucratique et clanique et recherche « un sens » pour l’action politique, qui est apaisé par la tradition et par la foi !

Ici comme ailleurs, dans un monde en « réenchantement », la modernité et l’abstraction démocratique de l'État constitutionnel moderne, ne donnent pas des réponses viables aux besoins des masses de vivre en accord avec leur « norme intérieure », de type traditionnel.

Par ailleurs le rejet de l’individualisme occidental et du système de garanties de droit, qui constitue l’essence même des conceptions de l’Occident, justifie la primauté résiduelle d’une forme d’autoritarisme « hard » de marque proto-soviétique, mélangé avec un « autoritarisme soft » d’empreinte orientale, lié à des formes de démocratie formelle, d’emprunt occidental.

Peut-on retrouver dans le processus de modernisation et de réformes politiques de l’Asie Centrale les trois éléments essentiels qui caractérisent la démocratie de l’Occident, l’individualisme, la suprématie du droit (et donc de l'État de droit), et la séparation puis l’équilibre des pouvoirs, inspirés du grand Montesquieu ?

Autrement dit, peut-on retrouver la théorie et la pratique de la limitation des pouvoirs, qui caractérisent la démocratie britannique et américaine (check and balances) ?

La puissance des anciens empires bureaucratiques, la faiblesse de la société civile et l’absence des corps intermédiaires ne sont-elles pas des carences essentielles pour le processus des réformes ?

MODERNISATON ET SOCIETES « DUALES », ENTRE REFORMES ET OPPOSITIONS

Par opposition à cette exigence de modernisation, un système de « vérités » clos, celui des religions, fournit une réponse satisfaisante et pleine à la crise d’identité de ces sociétés duales.

Dans ces ensembles sociétaux, de tradition musulmane, la résurgence de l’Islam a été comparée à la réforme protestante, puisqu’elle a représenté une réaction à la corruption des institutions et a voulu imposer une discipline monastique au corps social tout entier. Cette volonté de réformes est apparue comme globale, car l’Islam a semblé offrir une forme d’identité et de dignité à des masses urbaines déracinées.

Dans ce cadre, l’opposition aux régimes en place, ne peut venir d’un quelconque mouvement démocratique, car l’islamisme a occupé toute la place du jeu politique existant.

L’Islam apporte des réponses plus radicales, mais aussi plus profondes que la simple alternance constitutionnelle pluraliste.

AUTORITARISME ET ISLAMISME

En effet la cure proposée par l’Islam s’attache à la nature de l’homme et à celle de la société, plutôt qu’au seul sous-système politique. L’échec généralisé de la démocratie libérale dans les sociétés musulmanes réserve plus de chances à l’autoritarisme des formes de pouvoir, que les formes démocratiques de l’opposition modérée. L’islamisation d’une population jeune, qui a toujours constitué la force de chocs des mouvements réformateurs, peut constituer désormais le moteur militant d’une vague de révolte interne, puissamment déstabilisante. En effet, la résurgence de l’Islam est alimentée par des taux de croissance démographiques spectaculaires, la proportion des jeunes entre 14 et 25 ans est de l’ordre de 20% de la population, dans plusieurs pays musulmans. Cette même population, est projetée vers l’extérieur par la stagnation économique, vers les sociétés occidentales de l’hémisphère nord, dans le cas du Maghreb, sous forme d’émigration. A l’intérieur des sociétés bloquées, la force explosive des prêches fondamentalistes, poussent au martyr les sans espoir de cette population, plutôt que vers la démocratie constitutionnelle.

Dans ces conditions la seule alternative à l’autoritarisme demeure l’autoritarisme, et la seule opposition crédible au pouvoir fort, un pouvoir plus fort.

La démocratie semble inadaptée face à cette poussée radicale. Dans ces régions la démocratie ne peu être une réponse à la force enracinée de la tradition, ou à la force de déracinement des « fous de Dieu » et des masses révoltées.

Ainsi le seul successeur du soviétisme apparaît l’islamisme, car il y a peu d’autres candidats à l’autoritarisme nomenklaturiste au-delà du totalitarisme fondamentaliste.

LE THEME DE LA DEMOCRATIE ET DE LA TRANSITION DEMOCRATIQUE

Le thème de la démocratie et de la transition démocratique revient en permanence dans la rhétorique occidentale et spécifiquement américaine.

La démocratie a - t- elle une chance de s’installer dans le monde post-soviétique de tradition musulmane ? En quoi cette forme de régime se différencie et s’oppose-t-elle aux régimes en place et quelles sont les solutions qu’elle peut apporter aux problèmes de sociétés, pluri-ethniques, multi-confessionnelles, souvent pré-modernes, régies par la monopolisation du pouvoir et soumises à des régimes autocratiques ?

L’ANTITHESE ENTRE LES REGIMES POLITIQUES AUTOCRATIQUES ET PLURALISTES

Dans le chemin vers la modernité et d’un point de vue abstrait, il existe une antinomie entre la démocratie et les régimes autocratiques et les fondements de cette antinomie sont d’ordre institutionnel, sociologique et culturel.

Au plan institutionnel, l’histoire contemporaine a opposé les régimes politiques selon une série d’antithèses. La première et la plus évidente, est celle qui repose sur l’organisation monopoliste ou pluraliste de la compétition politique entre partis rivaux, , sur la liberté de jouissance des droits de la part des citoyens, et sur l’alternance des régimes au sein du système politique.

Puisque toutes les sociétés sont hétérogènes et les sociétés non occidentales et de type traditionnel sont simultanément modernes et pré-modernes, mono ou multi-confessionnelles, l'État, dont la forme est laïque et le régime à parti unique, est l’incarnation d’un pouvoir, délié des limites des contre-poids.

Là où la prise du pouvoir a été réalisée et maintenue en s’appuyant sur une idéologie modernisatrice, l’expression despotique s’explique partiellement par l’absence d’une organisation équilibrée du système politique, disciplinant les modalités de la compétition pour l’exercice du pouvoir entre les groupes et les individus. Fondamentalement elle s’explique par l’exclusion des oppositions et par l’adoption de « pressions », comme arme politique et comme principe de gouvernement.

L’objet de ce texte est d’approfondir l’analyse de ces questionnements et de développer, sur les thèmes les plus délicats, des formes d’interdépendance, analytiques et conceptuelles et quant aux sujets plus immédiats, des formes de coopération destinées à se ramifier dans le temps.

SUR LA PATHOLOGIE DES REGIMES AUTOCRATIQUES

Dans ces sociétés, le pluralisme des groupes, confessionnels et sociaux, est organisé selon une hiérarchie dictée par la pathologie d’une administration au service du pouvoir et de ses composantes clientélaires ; pathologie pré- moderne, mue par l’exigence du contrôle social, plutôt que par une idée du progrès, portée par une classe interprète de la modernité. Cette pathologie des régimes autocratiques est d’ordre historique et culturel, dans sa conception de la hiérarchie et du pouvoir, d’ordre bureaucratique, dans l’exercice de ses fonctions, et d’ordre despotique dans l’attribution des privilèges et des peines. Elle est visible dans l’absorption de la société par l'État. Historiquement la modernisation a été une force de consolidation au service du régime, une force structurante hostile au pluralisme politique, et une force de division, favorable à la prolifération des hiérarchies claniques et de parti. Elle a imposé par ailleurs la soumission générale de la société à une hiérarchie centralisatrice unique.

Ainsi, dans ce type de société, l’exercice de la liberté a été limité et l’organisation d'une quelconque opposition politique y a été restreinte. Les choix du pouvoir ont été l’expression d’une conception du « bien commun » totalement unanimiste. Dès lors, quels chemins pouvaient- ils prendre les choix de la liberté ?

Malgré l’existence de normes constitutionnelles accessibles aux citoyens et porteuses de modération, l’idéologie des régimes autocratiques pérennise des pratiques d'influence, qui deviennent vite permanentes.

Le trait pathologique de ces régimes, a été renforcé par l’étatisation, et la politisation d’une bureaucratie non rationnelle, composée de personnels qui doivent tout à l'État, ou au parti au pouvoir, travail, revenu, statuts et honneurs. La crainte de l’appareil de pouvoir a combattu la pluralité des principes et des doctrines d’opposition, les conflits sociaux à l’état embryonnaire et les tentations de d'alternance du personnel politique.

Lorsque la gestion de la société devient entièrement l’affaire de l'État, la société devient plate, servile et hiérarchique.

Ainsi, l’imperfection de ce type de régimes est apparue comme structurelle, substantielle et globale. Tout d’abord, elle a été inscrite dans l’organisation oligarchique du pouvoir et a été justifiée par l’appartenance morale à la structure de ce dernier, ou à celle du « parti unique », qui procure protection, richesse et prestige. Elle a été substantielle, dans la mesure où il a existé une pensée d’essence servile, devenue sitôt mensonge officiel et dogme « d'État ». In fine, elle a été globale, car elle a été appliquée comme pression systématique à l’ensemble de la société.

Vers la démocratie : les chemins de la liberté

Poser le problème de la démocratie, c’est poser non seulement le principe concret du gouvernement et de l’autorité mais celui, abstrait, de l’obéissance et du salut de l’homme. Tant donné la nature mixte des régimes politiques modernes et la nature, traditionnelle ou non traditionnelle de la société, c’est poser le principe général de la liberté de l’homme. Où l’homme repose-t-il son salut et à qui veut- il obéir ? A Dieu ? A sa seule conscience ? Au sentiment de servir une idée, une philosophie ou une éthique ?

Au nom de quelles valeurs se révolte-t-il ? A l’autorité morale, dans laquelle il baigne et avec laquelle il entrera sitôt en conflit ? Et sur quels espoirs fonde-t-il le principe de son propre salut et celui de sa conscience ? C’est la nature de ces réponses qui dictera le chemin de sa liberté ou celle de son obéissance. Liberté et obéissance, se confondent ici dans un seul principe indéfectible, celui de la croyance du sujet. Dieu, les idées des hommes ou les principes de sa conscience, qui dictent leur loi à ses choix profonds, à sa conduite sociale et à son rachat éternel. C’est là que tout prend origine et justification, par le principe du conflit, avec Dieu, avec sa conscience ou avec les autres hommes.

C’est là encore que se partagent les réponses des religions, dans le conflit qui oppose l’homme à Dieu, le Dieu des grands monothéismes !

En effet, l’homme ne se délivre totalement de son « créateur » et ne devient maître de ses choix et de sa liberté, que dans le Protestantisme et donc dans la doctrine du salut par le « libre arbitre » individuel, l’engagement dans le monde et la preuve du critère discriminateur de la « grâce ».

Par la remise intégrale de sa conscience dans l’autorité interprétée du Coran, dans l’Islam, et par l’appel que cette autorité peut décréter du sacrifice suprême de son corps et de son âme, au nom de la foi, il apparaît que le salut est presque dicté par un arbitre humain. Dans le cas du bouddhisme et du confucianisme ce même salut est orienté par l’éloignement de la conscience de la vie active, au nom de la réincarnation dans un statut particulier, prêché par le Karma.

Ainsi le principe de la liberté, en tant que principe premier, d’obéissance, d’autonomie de jugement ou de révolte, est indépendant des domaines où il s’applique, s’épanouit, ou se rachète. Ce principe peut- être situé dans un retour sacrificiel à Dieu, dans le choix du martyr ; dans un acte de conquête sociétal dans le cadre du protestantisme ; ou dans un principe d’affranchissement économique et matériel, dans un monde entièrement sécularisé.

Ce chemin vers la liberté et vers la démocratie a toujours un amont tourmenté et un cycle long de maturation, car nous y retrouvons, à son origine, des principes, des croyances ou des vérités, autrement dit des cultures, des civilisations et des grandes conceptions du monde.



1 Loi Constitutionnelle de la République d'Ouzbékistan sur le renforcement du rôle des partis politiques dans le renouvellement et la démocratisation ainsi que dans la modernisation de la gouvernance de l'État (projet de loi, présenté à la Chambre législative du Parlement de la République d'Ouzbékistan le 8 novembre 2006).

Voir aussi la loi de la République d'Ouzbékistan sur l'amendement de quelques articles de la Constitution de la République d'Ouzbékistan du 8 novembre 2006.