LA COURSE AUX ARMEMENTS ANTI-SATELLITES (ASAT)

Une dimension nouvelle de la dissuasion au XXIéme siècle
Auteur: 
Hubert Fabre, chercheur associé à l’IERI
Date de publication: 
12/4/2012

Dix ans après l’effondrement de l’Union soviétique, l’annonce du retrait unilatéral des Etats-Unis du traité ABM, en décembre 2001, marque le dépassement du premier acte de l’équilibre de la terreur fondé sur la dissuasion nucléaire et, en conséquence, le démarrage de la redéfinition de l’équilibre stratégique mondial. Le déploiement des radars et des intercepteurs de la Missile Defense (MD) américaine matérialise ce dépassement en même temps qu’il encourage, de manière insidieuse, la course aux armements ASAT.

Au regard de l’évolution récente des armements stratégiques, la dissuasion nucléaire s’enrichit, au XXIe siècle, de la maîtrise de systèmes anti-missiles performants et de l’acquisition d’armes ASAT de différentes natures. Dès lors, il n’est pas étonnant de trouver au rang des Etats dotés d’armes spatiales (EDAS), les trois grandes puissances à vocation impérialiste, tenant à demeurer ou à devenir des « superpuissances »: les Etats-Unis, la Fédération de Russie et la RPC.

La limitation des systèmes anti-missiles balistiques : le verrou de la dissuasion

Les conventions bilatérales du désarmement, dérivées des accords SALT de 1972 (dont le traité ABM constituait la clé de voûte), ne traitent actuellement que de la réduction des arsenaux stratégiques entre les Etats-Unis et la Fédération de Russie (traité START de 2010, entré en vigueur en février 2011). La terminaison du traité ABM, devenue effective en juillet 2002, a été obtenue progressivement par Washington estimant qu’il s’agissait d’un vestige de la guerre froide. Au gré des avancées techniques en matière de défense anti-missile, les Américains obtinrent en 1997, les accords dits « de démarcation », écartant les systèmes de défense anti-missile de théâtre (TMD) du champ d’application du traité.

Initialement, le traité ABM interdisait aux deux superpuissances de mettre en place un système anti-missile balistique à l’échelle nationale et limitait le déploiement d’une défense anti-balistique à couverture réduite, à deux puis à un site unique pour chacune des parties. Ainsi, le traité sanctuarisait l’équilibre de la terreur fondé exclusivement sur la dissuasion nucléaire. En effet, si un des deux camps avait eu la capacité de protéger son territoire contre une attaque stratégique, c’est-à-dire nucléaire, cela reviendrait à neutraliser la puissance de dissuasion de l’autre camp. Cette rupture de l’équilibre entre les superpuissances relancerait alors la course aux armements.

Aussi, le dispositif du traité étendait l’interdiction de déploiement d’un système ABM à couverture nationale aux composantes pouvant être déployées dans l’espace extra-atmosphérique. Or, en droit, seuls la Lune et les autres corps célestes disposent d’un régime de démilitarisation totale. L’espace proprement dit n’est démilitarisé que partiellement. La lecture conjointe du traité général sur l’espace de 1967 et du traité d’interdiction partielle des essais nucléaires de 1963 (toujours en vigueur et largement ratifiés), interdit la mise en orbite et les explosions volontaires d’armes de destruction massive (ADM) dans l’espace extra-atmosphérique. Par contre, depuis la terminaison du traité ABM, la militarisation de l’espace – ce que les Américains appellent « weaponization » et les Canadiens « arsenalisation » – avec des armes de type conventionnel n’est plus proscrite par aucun texte .

Le recours à la force anti-satellite associé à la dissuasion nucléaire des superpuissances

Le déploiement progressif de la MD américaine signifie, à terme, le passage à une dissuasion nucléaire « post guerre froide », et encourage la course aux armements dans l’espace, ou tout au moins la course aux armements ASAT. Car la puissance militaire des Etats-Unis étant largement dépendante des technologies et des applications spatiales, la doctrine militaire américaine fait directement référence à l’usage de la force dans l’espace, c’est-à-dire à la destruction des objets spatiaux pouvant mettre en péril les intérêts des Etats-Unis et la sécurité du peuple américain. Conscients à la fois de l’hégémonie des Etats-Unis et des vulnérabilités qui en résultent, les puissances concurrentes envisagent, en cas de conflit, de s’attaquer au segment spatial afin de déprécier les défenses stratégiques de Washington et de priver les forces américaines de précieux éléments d’appui tactique.

Conformément aux dispositions du droit spatial (articles VII et VIII du traité général de 1967), les objets spatiaux, stations, vaisseaux, capsules, satellites et sondes, sont lancés et demeurent par la suite sous la responsabilité et la juridiction de l’Etat sur le registre national duquel ils ont été enregistrés (nonobstant, ici, les qualifications d’Etat de lancement et d’Etat approprié), même lorsque de pareils objets sont exploités, en pratique, par des sociétés privées. Cela signifie qu’une agression armée contre un objet spatial équivaut à une acte de guerre contre l’Etat d’immatriculation de la plate-forme orbitale en cause. Considérant que les relations spatiales sont de nature interétatique, l’usage de la force dans l’espace extra-atmosphérique repose sur les normes régissant l’usage de la force dans les relations internationales. Au titre de la paix et de la sécurité internationales, l’article III du traité de 1967 renvoie expressément à la Charte des Nations Unies. Ainsi, en vertu de l’article 51 de la Charte, le droit de légitime défense accorde aux Etats le droit de s’armer, y compris dans le domaine ASAT.

Depuis les années 1950, Américains et Soviétiques ont développé et testé, avec plus ou moins de succès, de nombreuses armes ASAT, des intercepteurs, missiles ou « satellites tueurs », puis des armes à énergie dirigée, lasers chimiques et armes à hyperfréquences de type micro-ondes à forte puissance (MFP). A l’heure actuelle, trois Etats sont officiellement dotés d’armes spatiales, les EDAS. En plus des Etats-Unis et de la Fédération de Russie, les armes ASAT sont un levier utile pour la RPC, tant sur le plan militaire que diplomatique. Engagé dans la course aux armements ASAT, Pékin entend s’imposer partout dans la redéfinition de l’équilibre stratégique mondial.

Au cours de la première décennie de ce siècle, la RPC a tenu à démontrer sa maîtrise des techniques ASAT en faisant procéder à plusieurs essais en conditions réelles. En septembre 2006, un laser chimique de type GBL (Ground Based Laser) aveugle momentanément le matériel d’observation d’un satellite espion américain, puis en janvier 2007, un missile stratégique chinois, le DF-31, détruit un satellite météorologique hors d’usage, évoluant à plus de 800 km d’altitude. En réplique à cette démonstration de force, les Etats-Unis ont pris pour cible un satellite à la dérive, de leur propre flotte, pulvérisé en février 2008, à 250 km d’altitude, par un missile SAM-3. Ce missile de défense ABM prouve ainsi sa capacité opérationnelle en mode ASAT.

La prévention d’une course aux armements dans l’espace : vers la réduction du risque ASAT ?

Malgré les soubresauts qui agitent la Conférence du désarmement depuis 2008, le dossier de la prévention d’une course aux armements dans l’espace extra-atmosphérique (PAROS) – suivant la formule consacrée à l’ONU – se heurte à une question de mandat. Faute d’accord entre les parties sur un mandat de négociation, les débats demeureront exploratoires comme pour le comité ad hoc ayant siégé entre 1985 et 1994. De manière schématique, les Etats-Unis se méfient de tout accord qui les empêcheraient de poursuivre le déploiement de systèmes anti-missiles et ASAT leur permettant de protéger leurs intérêts. Ainsi, Washington s’oppose à tout mandat de négociation en matière d’armes ASAT, à l’Assemblée générale comme à la Conférence du désarmement, entraînant dans son sillage ses plus fidèles alliés. Par opportunité, les Russes et les Chinois défendent la démilitarisation de l’espace par voie contractuelle, ce qui leur donnerait le temps de rattraper leur retard sur les systèmes d’armes américains. Si Moscou et Pékin se disent favorables à la conclusion d’un traité d’interdiction des armes ASAT et de leur usage dans l’espace, il paraît peu probable qu’ils acceptent de se trouver liés sur le plan juridique par des interdictions trop strictes alors qu’ils développent leur propre armement ASAT. En adoptant une posture pacifiste, leur insistance à avancer projets et propositions à l’Assemblée générale et à la Conférence du désarmement, vise essentiellement à contrarier les ambitions américaines.

Par ailleurs, la constitution et les règlements de l’Union internationale des télécommunications (UIT) n’ont pas pu imposer de normes restrictives en matière de brouillage des fréquences ou d’interférences préjudiciables des communications autrement que « dans la mesure du possible », et en excluant de leur application les installations militaires et la défense des intérêts nationaux des parties. Plus récemment, les initiatives de l’IADC dans la lutte contre la prolifération des débris spatiaux, au niveau des agences spatiales nationales (niveau infra-gouvernemental), et de l’Union européenne (projet de code de conduite pour les activités spatiales), non seulement portent sur des règles de comportement juridiquement non-contraignantes, mais en plus n’ont pas vocation à se substituer au droit du désarmement ou aux instruments de la maîtrise des armements.

En 2011, face aux blocages de la Conférence du désarmement, l’Assemblée générale a prié le Secrétaire générale des Nations Unies de former un groupe d’experts gouvernementaux dont les travaux devraient commencer dès 2012. Ces experts auront pour mission d’étudier les mesures de confiance (MDC) propres à renforcer la sécurité des activités extra-atmosphériques. Mais ce groupe de travail n’a pas davantage vocation à se substituer à la compétence exclusive de la Conférence du désarmement, à Genève, et sera peut-être tenté de privilégier l’acception anglo-saxonne très large du concept de MDC (mesures propres à accroître la confiance dans les relations internationales, suivant les directives de la Commission du désarmement de 1988). Toutefois, cette initiative bienvenue complètera le précédent rapport de 1993, publication remarquable du Secrétaire général, par son caractère unique, à l’époque, et par la qualité de son contenu.

Néanmoins, considérant que le contexte actuel ne favorise pas l’émergence d’un équilibre stratégique immédiat, d’une part, le recours aux actes concertés non-conventionnels (non-binding agreements), telles que les MDC, semble s’imposer comme l’unique alternative à la conclusion d’un traité d’interdiction, et d’autre part, seul le recours à la maîtrise des armements peut permettre de ménager les ambitions des uns tout en rassurant la communauté spatiale internationale sur l’étendue et les effets de la menace ASAT. C’est en s’attachant à la dimension militaire des MDC et surtout de leurs dérivés, les Mesures de confiance et de sécurité (MDCS), que devrait s’orienter la maîtrise des armements ASAT menant alors naturellement à la réduction du risque ASAT.

Pour aller plus loin dans le domaine des armements ASAT, de leur réglementation et de la réduction du risque ASAT, l’Institut européen des Relations internationales (IERI) a soutenu la publication de l’ouvrage L’usage de la force dans l’espace : réglementation et prévention d’une guerre en orbite, paru en 2012 chez Bruylant, et la promotion du projet de régime de réduction du risque ASAT qui lui est associé.

Les textes de la prévention de la course aux armements dans l’espace :

L’usage de la force : Charte des Nations Unies

Droit de l’espace : traité général sur l’espace de 1967 (traité sur les principes régissant les activités des Etats en matière d’exploration et d’utilisation de l’espace extra-atmosphérique, y compris la Lune et les autres corps célestes)

Droit du désarmement : traité d’interdiction partielle des essais nucléaires (1963), traité SALT de limitation des armements stratégiques (1972), traité ABM de limitation des systèmes anti-missiles balistiques (1972), traité START I (1991), traité START III (2010)