L’INDUSTRIE SPATIALE DANS LA CRISE UKRAINIENNE

Auteur: 
Hubert FABRE
Date de publication: 
23/4/2014

Il y a presque vingt ans, l'Ukraine a renoncé à son arsenal nucléaire. En contrepartie, Kiev avait obtenu la garantie que son intégrité territoriale serait respectée de la part des Etats-Unis, du Royaume-Uni et de la Russie, rejoints par la Chine (RPC) et la France. L'anniversaire du mémorandum de Budapest du 5 décembre 1994 pourrait avoir un goût particulièrement amer pour les autorités ukrainiennes - sauf à considérer avoir écarté le "risque nucléraire" d'un conflit avec la Russie.

Moscou s’intéresse aux régions russophones de l’Ukraine non seulement parce qu’elles bordent ses frontières, mais encore parce qu’elles représentent parmi les régions les plus riches d’Ukraine, notamment sur le plan industriel. Depuis l’indépendance, la principale industrie aérospatiale héritée de l’époque soviétique, installée à Dniepropetrvsk, est assujettie aux soubresauts des relations bilatérales avec son puissant voisin. L’éventuelle annexion de l’Oblast de Dniepropetrvsk ramènerait le « constructeur » Youjnoyé dans son giron originel. D’autant que l’ancien OKB-586 du complexe militaro-industriel de l’URSS participe encore aujourd’hui à l’entretien et à la modernisation de missiles stratégiques russes, comme à la fabrication de lanceurs spatiaux.

Dès lors, quelle est la place de l’industrie aérospatiale dans la crise russo-ukrainienne ? D’une part, le fleuron aérospatial ukrainien aiguise l’appétit de Moscou, et d’autre part, les partenaires des deux pays préfèrent se tenir à distance et évitent de s’immiscer dans la dégradation des relations entre l’Ukraine et la Russie, en attendant de miser sur le vainqueur.

L'Implantation de l'industrie aérospatiale en Ukraine

C’est en 1954 que l’Union soviétique décide de revoir l’implantation de ses usines de production de missiles à travers son vaste territoire. L’OKB-586 est créé à Dniepropetrvsk, à l’Est de l’Ukraine, prenant place dans les usines de fabrication automobile DAZ. Plus connu sous le nom de KB Youjnoyé (bureau d’études), il conserve sa dénomination russe plutôt qu’adopter sa nouvelle appellation ukrainienne (KB Pivdenne).

Malgré l’indépendance du pays en 1991, l’usine MZ YoujMach qui compte près de 7 000 employés, constitue encore un fleuron industriel aérospatial. Dans le secteur des lanceurs spatiaux consommables, le KB Youjnoyé dispose de la maîtrise d’œuvre du Dnepr, du Zenit et du Tsyklon. En outre, il produit le premier étage d’Antares pour le compte d’Orbital Sciences Corporation, ainsi qu’une partie de la propulsion du lanceur léger Vega (Vettore Europeo di Generazione Avanzata) d’ELV S.p.A. (European Launch Vehicle).

Dans le secteur des missiles, l’OKB-586 a eu le privilège de fabriquer les premiers missiles balistiques intercontinentaux soviétiques, dont le célèbre Dnepr ou R-16. A l’heure actuelle, le KB Youjnoyé assure encore le maintien en conditions opérationnelles des missiles stratégiques R-36M2 (code Otan SS-18 Satan)1. Ce missile est devenu un des points de crispation dans les relations bilatérales russo-ukrainiennes.

Le 29 mars 2014, le gouvernement transitoire ukrainien a décidé d’interrompre la livraison des SS-18 à la Russie. La réponse du Kremlin ne s’est pas faite attendre longtemps :le 7 avril, le ministère des Affaires étrangères russe dénonce des négociations présumées entre Youjnoyé et un Etat tiers (demeurant secret) sur la possible exportation de technologies du SS-18. L’Ukraine ayant adhéré en 1998 au Régime de contrôle des technologies missiles (MTCR – Missile Technology Control Regime) et au Code de conduite de La Haye, ces négociations contreviendraient aux dispositions restrictives de contre-prolifération.

Le secteur aérospatial ukrainien dépend en grande partie des relations avec la Russie. En effet, la capacité spatiale de l’Ukraine est réduite : le lanceur Zenit est à ce titre emblématique puisqu’il utilise des moteurs de NPO EnergoMach et que Sea Launch, son principal client commercial, reste sous le contrôle de RKK Energia. En outre, l’« annexion » du KB Youjnoyé par les Russes normaliserait les relations avec le client institutionnel historique du lanceur Zenit, Roskosmos.

C’est aussi à Dniepropetrvsk que se trouvent les instituts de recherche Dniprokosmos et Dniprovsky, le complexe chimique Pavlohrad et le Centre national de formation Makarov. Certes, Kiev compte également des sociétés d’Etat et centres de recherche (Ukrkosmos,Kyivprylad, Pryroda), mais c’est encore au nord-est du pays que sont implantés l’institut de recherche technologique de Kharkiv et la société Kommunar dans la même ville, qui fabrique les systèmes de contrôle des Zenit et des Soyouz. A cela s’ajoutent enfin les installations de contrôle et de trajectographie situées... en Crimée.

L’Industrie spatiale occidentale à l'heure du pragmatisme commercial

Les sanctions édictées par les pays occidentaux à l’égard de la Russie ont une portée relative. Il s’agit de tempérer la stratégie de déstabilisation et d’escalade à l’œuvre dans les provinces orientales de l’Ukraine. En matière de coopération spatiale, Américains et Européens ménagent leurs intérêts.

En réponse à l’annexion de la Crimée, les Etats-Unis ont annoncé la suspension de la coopération entre la Nasa et son homologue russe, Roskosmos. Cette décision aura peu d’impact, elle n’est que symbolique : le seul programme auquel coopèrent Américains et Russes n’est pas concerné par cette annonce car aucune des deux parties ne pourrait poursuivre, sans l’autre, l’exploitation de la Station spatiale internationale (SSI). Ainsi, les fusées Soyouz continueront à ravitailler astronautes et cosmonautes en orbite.

De son côté, la coopération européo-russe préfère se tenir à l’écart des querelles entre Moscou et Kiev. Ainsi, le 14 mars 2014, la société Arianespace a signé un contrat d’achat portant sur sept lanceurs Soyouz, fabriqués à Samara (Russie). Ceux-ci devraient être lancés depuis Kourou (Guyane) sur la période 2016-2018. Ce lanceur mythique, à la fiabilité éprouvée, complète l’offre d’Arianespace (Ariane 5, Vega) qui, par ailleurs, maintient pleinement opérationnelle son infrastructure à Baïkonour pour d’éventuels lancements supplémentaires.

Qu’en sera-t-il du lanceur Vega dont la propulsion de l’étage supérieur est conçue par le KB Youjnoyé et le MZ YoujMach ? En novembre 2014, Arianespace a commandé dix Vega à ELV. L’issue de la confrontation entre Kiev et Moscou dira si les propulseurs fabriqués à Dnipropetrovsk seront russes ou ukrainiens. Reste le Tsyklon, dérivé du SS-18, qui pourrait envenimer longtemps les relations entre l’Ukraine et la Russie dans le cas du retour du KB Youjnoyé et du MZ YoujMach sous contrôle russe. Dépourvue d’une base de lancement spatiale, l’Ukraine a investi près de 250 millions de dollars pour la construction d’un site à Alcântara (2°17’Sud, 44°23’Ouest), au Brésil, destiné au lancement des Tsyklon 4. Si elle venait à perdre Youjnoyé, l’Ukraine devra-t-elle faire une croix sur son ambition spatiale et ses investissements, dont le projet Selena de satellite scientifique prévu en 2017 ? Quant au Brésil, s’opposerait-il à accueillir des lanceurs russes plutôt qu’ukrainiens ?

Quelle que soit la stratégie de désescalade dans l’actuelle confrontation russo-ukrainienne, le secteur aérospatial sera sans doute au menu des discussions entre Moscou et Kiev. Et le 20ème anniversaire du mémorandum de Budapest sera célébré le 5 décembre, dans une Ukraine d’ores et déjà amputée d’une partie de son territoire.

La production de Dniepropetrvsk a porté sur les ICBM R-14 (code Otan SS-5), R-16 (SS-7), R-26 (SS-8), R-36 (SS-9), RT-20 (SS-14), MR-UR-100 Sotka (SS-17), retirés du service, et de plusieurs séries de satellites dont les Kosmos 2I et Kosmos 3M.

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