EUROPE EUROPEENNE OU EUROPE AMERICAINE ?

Des origines et des fins américaines du projet européen
Auteur: 
Jacques LIPPERT
Date de publication: 
20/6/2014

Les élections « législatives européennes » du 25 mai ont dégagé un spectre politique complexe au sein du nouveau Parlement. Ce spectre va des fédéralistes intégraux europhiles-eurofervents - dixit Jean-Louis Bourlanges - partisans du « Super State » européen aux tenants de l’Europe des Nations (discrédités par les premiers, sous le vocable d’europhobes) en passant par les souverainistes, les réformateurs, les indépendantistes néo-nationaux et quelques néo-marxistes voire néo-fascistes. Néanmois les trois mouvements « traditionnels » et conservateurs (PPE, PSE et libéraux) gardent une confortable majorité. Les deux débats télévisés ont évité les questions de fond à caractère géopolitique, comme la politique étrangère ou de défense, les relations avec les autres pôles de puissance (Russie, Chine ou Etats-Unis), c’est–à-dire les faiblesses de l’Europe. Dans ce dernier cas, la négociation du Partenariat Transatlantique pour le Commerce et l’Investissement (TTIP DES ORIGINES ET DES FINS AMERICAINES DU PROJET EUROPEEN- initiales anglaises) sera un défi majeur de la prochaine législature, crucial pour l’indépendance économique et, à plus long terme, politique et diplomatique de l’Union Européenne (UE).

Car le projet porté par Jean Monnet, profondément américanophile depuis 1918, a des origines anglo-américaines. Dès 1942-43 le Council on Foreign Relations (CFR) commença à étudier les moyens politiques de stabiliser le Vieux Continent après la guerre, en tenant compte en premier lieu des intérêts économiques et politiques des Etats-Unis. Jusqu’en 1945-46, diverses thèses s’affrontent à Washington, à la fois sur l’avenir à réserver à l’Europe libérée d’une part et à l’Allemagne vaincue d’autre part, et sur l’orientation future de la politique étrangère états-unienne certains proposant un « repli » sur les Amériques. La tentative de Roosevelt de soumettre ces pays à une administration militaire (American Military Government of Occupied Territories) échouera face à l’opposition gaulliste.

Sous Truman, le point de vue du CFR s’imposera. Les Etats-Unis appuieront un projet d’intégration européenne dans le cadre d’une relation transatlantique basée sur les principes suivants, conformes aux buts et aux intérêts des premiers :
- libéralisation du commerce par la réduction des droits de douane (GATT)
- harmonisation de la coopération économique (OCDE)
- politique d’économie de marché libre, condition de la démocratie aux yeux du CFRDES ORIGINES ET DES FINS AMERICAINES DU PROJET EUROPEEN
- régulation des flux financiers et des changes (FMI, Banque Mondiale, BIRD)

Ceci suppose le développement du plein emploi, grâce à l’accès au marché états-unien par l’injection de dollars en Europe (plan Marshall), prosperité par l’économie de marché (free trade) génératrice de la stabilité internationale (Trade not Aid). En même temps, cette aide financière permettait aux Etats-Unis d’écouler en Europe les surplus de leur production de guerre et de réorienter leur production industrielle vers les fabrications civiles. En Europe elle permettra le rééquipement des exploitations agricoles en tracteurs ou le relèvement des infrastructures industrielles allemandes de la Rhur.

En pratique, il faudra une union douanière européenne dotée d’une autorité centrale chargée de simplifier les règles du commerce international et qui évite la domination d’un pays (question allemande: soustraire celle-ci à la tentation russe - « finlandisation » - et à celle de la revanche), sans créer une forteresse Europe. Tout cela reflétait les vues de Monnet qui disposait à Washington d’un réseau efficace et informel de diplomates, officiers, hommes d’affaires et politiques (Europeanists ou européistes) et d’un accès direct à la Maison Blanche depuis 1943, qui verra son apogée sous Eisenhower et Kennedy, car il avait développé des liens amicaux au plus haut niveau de l’Etat. De Gaulle et même Churchill inspiraient la méfiance à la Maison Blanche mais Monnet, Schumann et Adenauer la confiance. Bien que diplomate occasionnel et officieux, Monnet restait pour Washington un « businessman » et un allié précieux.

Aux yeux des Americains et de Monnet, l’unification économique de l’Europe devait être le prélude à l’intégration politique et militaire. Monnet, commissaire au Plan fut l’initiateur de la Déclaration Schumann du 9 mai 1950. L’unité européenne passerait par la CECA, (contrôle centralisé de la production et la commercialisation de l’acier et du charbon), l’Euratom (le nucléaire civil, le miltaire restant l’apanage anglo-américain) et le Marché Commun (« Zollverein » des Six). La CED sous le parapluie de l’OTAN et la CEP (communauté politique) devait achever le projet de Monnet, les Etats-Unis d’Europe ((United States of Europe) à caractère souverain et supranational en vue desquels il avait créé son « Action Commitee for the United States of Europe ».

Les Américains prirent une part active à la préparation du projet de Traité de la CECA. A la demande de Monnet et sous l’égide de l’ambassadeur à Paris, David Bruce, une équipe américaine aida celle de Monnet à rédiger le projet de traité à l’ambassade. Un fonctionnaire américain, Robert Bowie rédigea les textes sur l’antitrust. Ces textes n’étant pas prêt pour la signature au Quai d’Orsay, les six ministres signèrent une feuille blanche !

Président de la Haute Autorité de la CECA, Monnet pense que celle-ci doit être contrôlée par une Assemblée élue au suffrage universel dans les Six Etats membres et qui doit être à l’origine d’un projet constitutionnel européen, c'est-à-dire d’un traité instituant une Communauté politique européenne basée sur quatre piliers : CECA, EURATOM, CEE et CED (défense). Dès 1953, il met en chantier un projet (draft) de traité à l’aide d’un Comité constitutionnel. Il prévoyait une Chambre élue au suffrage direct, un Sénat élu par les Parlements nationaux, un Conseil exécutif européen, un Conseil des Ministres nationaux et une Cour européenne commune aux trois communautés ; la CED et la CEE devant fusionner deux ans après l’élection de la Chambre qui aurait des pouvoirs de politique étrangère et économique.

A nouveau Monnet mit au travail ses amis américains, Carl Friedrich et Robert Bowie pour écrire le projet de Constitution fédérale européenne avec l’appui de Paul-Henri Spaak (la Belgique vendait la totalité de l’uranium congolais exclusivement aux Etats-Unis). Tomlinson ,un haut fonctionnaire du Trésor porta le projet à Washington, ce qui était la garantie de son caractère fédéral et supranational. A travers un accord sur la CEP, les Etats-Unis espéraient une ratification rapide de la CED, véhicule majeur de la politique étrangère américaine en Europe qui imaginait l’OTAN constitué à terme des USA, du Canada, de la Grande-Bretagne et de la CED. L’échec de celle-ci obligea les Etats-Unis à incorporer directement la Bundeswehr dans l’OTAN et sonna le glas de la politique fédéraliste et supranationale de Monnet et de ses amis américains au moins jusqu’à la chute du Rideau de Fer. Cette politique a été possible de par les liens étroits, financiers et amicaux, de Monnet avec des avocats d’affaires comme les Dulles ou George Ball qui partageaient sa vision d’une Europe fonctionnaliste, technocratique où l’économique prime sur le culturel. Par son meccano institutionnel et bureaucratique, Monnet veut échapper aux contraintes politiques, parlementaires, au cadre juridique de l’Etat-Souverain en créant un droit non plus international mais supranational - apatride disait De Gaulle - au service du libre-échange et du marché. Dans ses Mémoires il écrit ceci : « Une Nation européenne avec un carcan institutionnel commun et unique. Ce sera alors l’établissement d’une Europe Fédérale affranchie du poids des siècles et des contraintes de la géographie, sans plus de référence aux réalités nationales (…) une autorité supranationale (la Commission) détachée des servitudes de la diplomatie et du parlementarisme, chargée de la gestion technique d’un marché économique ». Et il ajoute : « la Communauté elle-même n’est qu’une étape vers les formes d’organisation mondiale de demain »1. Un mode de pouvoir qui n’est plus de gouvernement, mais un éxécutif de gouvernance dépolitisée et qui « ne suppose pas une forte identité civique » (Paul Magnette). Le gouvernement des hommes et des Nations laisse la place à l’administration sans frontières des choses et de l’argent qui ignore les leçons de l’Histoire dans la soumission aux marchés ,ultima ratio de l’économie et du travail humain. « Les marchés seront satisfaits », dixit H.Van Rompuy. Le projet européen devient post-démocratique, post-politique et in-fine, an-historique. Entrer dans la mondialisation, c’est sortir de l’Histoire millénaire de l’Europe pour entrer dans le mondialisme, projet géopolitique des Etats-Unis.

Cette marche vers une organisation mondiale est plus avancée que le public, même informé, ne le croit, l’UE n’en étant qu’une strate comme nous allons le montrer. Dès le début des années 1990, le problème de l’Europe de l’Est étant réglé par les adhésions à l’OTAN, puis à l’UE, toute une série d’initiatives et d’organismes préparent l’avènement d’un bloc euro-atlantique économique et politique, des Etats-Unis d’Occident. A l’origine nous trouvons en 1992 le Transatlantic Policy Network (TPN) composé de parlementaires US et UE avec l’appui du CFR, du German Marshall Fund, de la Brooking Institution, l’American Institute for Enterprise et de la Fondation Bertelsmann, et financé par un grand nombre de multinationales américaines et européennes. Un rapport de ce TPN en 1998 jette les bases du Transatlantic Economic Partnership, actuellement en négociation. En 2005, la Commission et le Parlement appeleront dans ce cadre à la création d’une Assemblée Transatlantique, censée parachever l’intégration économique, politique, militaire et institutionnelle du bloc transatlantique. La cheville ouvrière en est le Transatlantic Legislator’s Dialogue (1999) initié par l’Américain Evans et les Allemands Erika Mann et Elmar Brok (Bertelsmann), promoteurs de la région Europe-Amérique, avec l’appui de groupes informels tels que la Trilatérale et le groupe de Bilderberg. Aucun domaine n’échappe à ce projet. Le Transatlantic Business Dialogue (TABD) a pour but de traiter depuis 1995 des intérêts de la « Business Community » liés aux échanges commerciaux, aux marchés financiers etc., lobbyiste à Bruxelles et à Washington. Depuis 1998, le Transatlantic Consumer Dialogue (TACD) couvre les questions sensibles de la propriété intellectuelle, du commerce électronique, des moteurs de recherche et des réseaux sociaux. Le Transatlantic Environment Dialogue (TAED) aborde les biotechnologies (cellules souches, bioéthique) et les questions climatiques. Même les questions syndicales sont traitées depuis 2001 par le Transatlantic Labour Dialogue(TALD). L’objectif, tout au moins du côté nord-américain, est d’aboutir en 2015 à un marché atlantique unifié sans droits de douane et avec un minimum d’entraves techniques, éthiques ou règlementaires.

Pour éviter un accord au détriment de leurs intérêts quatre points doivent retenir toute la vigilance des Européens :

1) Il s’agit du seul domaine où l’UE s’exprime d’une « seule voix » à travers le mandat confié à M. De Gucht et où la compétence, transférée à la Commission par ce mandat, est exclusive. Il nous parait néanmoins essentiel que le Parlement européen, comme il en a exprimé le souhait, et les Parlements nationaux soient informés complètement et régulièrement à travers les commissions ad hoc. Il convient notamment de vérifier si les avantages annoncés en termes de croissance et d’emploi sont bien réels et si l’ouverture des marchés publics des deux parties se fera dans des conditions égales et équitables.
Qu’en sera-t-il par exemple dans les marchés d’équipement militaire ou de l’intelligence économique ?
2) Jusqu’à quel point la nécessité de la diplomatie secrète invoquée par les négociateurs peut-elle être maintenue et comment la concilier avec la légitime information des Parlements et de l’opinion publique ? La ratification du Traité pourrait-elle être soumise à référendum dans certains Etats membres ? Ou le Bundestag pourrait-il demander un avis préalable de conformité constitutionnelle à la Cour de Karlsruhe ?
3) Les Etats-Unis souhaitent que les litiges issus de l’application et de l’interprétation du Traité soient soumis à un arbitrage consulaire choisi par les parties, en dehors des tribunaux du droit commun. Cette demande est dangereuse pour l’UE, car elle signifie la mise à l’écart de toute la construction juridictionnelle de l’UE en matière de droit commercial et financier et la fin de la compétence universelle des Cours de l’Union. En clair les Etats-Unis ne veulent plus voir des arrêts du type Honeywell-General Electric, auquel ils ont été obligés de se soumettre y compris les conséquences pénales (amendes) éventuelles. Accepter une telle clause en l’état torpillerait la souveraineté juridique de l’UE au profit d’un « common law » anglo-saxon et au détriment des producteurs et consommateurs européens.
4) Il faut garder à l’esprit que lorsque le Congrès ratifie un traité il y a toujours une clause restrictive et suspensive par laquelle les Etats-Unis se réservent le droit de ne pas appliquer tout ou partie dudit traité, si leur intérêt supérieur le commande.

M. Barroso, pressé de voir le Traité entrer en vigueur pousse à la poursuite des négociations, avant même la mise en place de la nouvelle Commission et du nouveau Parlement. Son objectif, il l’a fait connaître le 18 octobre 2005 dans un discours à la Paul H. Nitze School for Advanced International Studies, appelant de ses vœux une « déclaration d’interdépendance » entre les Etas Unis et l’UE (Deep integration –document de l’Université John Hopkins, 2005), en écho à un discours de John Kennedy en 1962. En cette matière, il n’y aucune raison de se hâter, alors que se joue l’avenir géopolitique de l’Union et de notre indépendance diplomatique. Au contraire, on doit se poser la question de savoir si une intégration atlantique trop poussée n’est pas de nature à nuire à nos relations avec l’Afrique, l’Amérique latine, la Russie, la Chine et les pays émergents et si les projets géopolitiques des Etats-Unis pour l’Europe, constants depuis Eisenhower et Kennedy, sont bien les nôtres.

Au plan économique (commerce, finance, investissements, ...) il y a convergence et interdépendance de fait entre l’UE et les Etats-Unis, comme les chiffres suivants (2003) le montrent: le volume des échanges atteignait 600 milliards de dollars (biens et services) et celui des investissements bilatéraux directs 1400 milliards à raison de 766 milliards d’euros européens aux USA et 640 milliards d’euros américains dans l’UE. Un marché unique de Seattle à Varsovie peut bénéficier aux deux économies, pour autant qu’il soit le fruit d’un compromis qui évite les distorsions. Un marché unique de 800 millions de consommateurs représentant la moitié du PIB mondial et un tiers du commerce mondial. On comprend donc la nécessité de la transparence et de l’information des Parlements, si l’on veut éviter que se renouvelle l’échec de l’AMI (Accord Multilatéral sur les Investissements) de 1998.

Au plan politique les choses sont différentes: l’Union européenne qui ne compte qu’une soixantaine d’années n’a atteint ni la maturité, ni la stabilité, ni la souveraineté politique dont jouissent les Etats-Unis depuis deux cent ans. Elle n’a pas terminé son évolution institutionnelle et constitutionnelle. Ses frontières ne sont pas encore définitivement fixées ni à l’Est, ni au Sud-Est. Elle dépend toujours des Etats-Unis pour sa sécurité et sa défense faute d’une armée propre, mais aussi de la Russie pour son gaz. A part une politique de « bon voisinage », elle n’a pas de projet géopolitique et stratégique. Elle ne sait pas si elle veut être un « Super State » ou une « Super Power » (Tony Blair) ou les deux à la fois, une fédération ou une confédération. L’Europe doit garder ouvertes les options de sa politique étrangère et ne pas les aliéner par une adhésion prématurée à une architecture de bloc transatlantique contraignante, qui l’empêcherait de discuter avec la Russie d’une architecture de sécurité commune euro-asiatique.

En poursuivant en parallèle l’approfondissement de l’ALENA, les projets transatlantique et transpacifique dans l’interdépendance mondiale, les Etats-Unis se positionnent en puissance de référence mondiale, terrestre et maritime, marginalisant la Russie et la Chine en contournant l’Eurasie et interdisant ainsi à l’Europe toute autre alliance continentale. Ainsi maîtresse de tous les Océans, l’Amérique ne craindra plus de puissance rivale. David Rockefeller affirme dans ses Mémoires: « Les Etats-Unis ne peuvent pas échapper à leurs responsabilités mondiales. Le monde d’aujourd’hui réclame une direction des affaires mondiales et notre pays doit répondre à cette demande »2

Consentir à ce projet, c’est renoncer à tout jamais à l’Europe-puissance et partant à l’Europe européenne et à une communauté de destin fondée sur nos intérêts et nos valeurs propres, dans le respect de notre riche diversité culturelle. A défaut d’un leadership fédérateur interne, le fédérateur sera extérieur.

Bruxelles, 6 juin 2014, premier jour de la Liberté en Europe il y a 70 ans.

1Jean Monnet,Mémoires, Paris,Fayard, 1976.

2David Rockefeller, Memoirs, New York ,Random House 2002, 405

 

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