UNE « AUTRE IDEE » DE L'EUROPE OU UNE EUROPE STRATEGIQUE

La Conjoncture Actuelle et la nouvelle Dimensions de la Conscience Historique - Sur les Fondements Historiques de l'Europe du XXIème siècle
Auteur: 
Irnerio SEMINATORE
Date de publication: 
29/5/2014

Introduction

L'idée historique de l'Europe a changé avec le passage du système bipolaire au système multipolaire. Depuis les années 1990, un séisme géopolitique majeur a redessiné le décor de l'ambiance internationale, redéfini le rôle des acteurs principaux de la scène mondiale, resitué le centre de gravité de la planète, revu la hiérarchie et la distribution de la puissance, révisé les grands équilibres politiques et culturels entre les régions. Une autre représentation du monde a pris place dans la conscience collective quant à la manière d'aborder les défis du XXIème siècle, liant le contexte civilisationnel général et les idées qui conduisent les hommes, les passions et les peuples et qui font in fine l'Histoire. De nouveaux paradigmes ont bouleversé les héritages, devenus vite obsolètes. Nous vivons encore aujourd'hui une révolution géopolitique, stratégique et systémique (Robert Strausz-Hupé).

Ainsi, l'idée d'Europe ne peut plus être de nos jours la même. Quand tout change, il faut adapter le cadre de référence car nous sommes entrés dans un nouveau cycle intellectuel, dans une nouvelle phase de l'histoire de l'humanité où il nous faudra manier désormais l'esprit et l'épée et identifier les enjeux et les ennemis de demain.
Il s'imposera d'adapter notre regard sur le siècle et d'adopter d'autres horizons de la con<span class="ieri-h2">naissance et de l'action. Depuis un demi siècle a pris forme une autre conscience du temps, dictée par l'âge planétaire qui impose une autre direction à l'espoir collectif, le vent de l'Histoire qui fait la fortune ou l'infortune des Nations. Lorsque les historiens de la fin du Troisième millénaire aborderont l'étude de notre temps, ils s'apercevront du changement radical de notre époque, davantage conscients de la rétrospective et probablement émus de la perspective qui affectera l'horizon pas moins dramatique de leurs choix futurs.
C'est ainsi que la Rome rude et agraire du troisième siècle d'avant l'ère vulgaire n'était plus la même à l'époque d'Auguste, à la naissance de l'Empire. La Rome impériale ne pensera plus dès lors les rapports de voisinage (PEV) mais les frontières conflictueLe Travail de la Cellule et son dilemmelles de la Méditerranée et du monde connu (Bi-Multipolarité).
De même, Paris, Londres ou Washington ne seront plus les mêmes à la fin du XVIIIème, du XIXème et du XXème siècles, vers le déclin de leurs apogées. Aujourd'hui s'entrechoquent désormais, dans l'univers de la connaissance, les continents du monde et avec les continents les grandes civilisations. En termes de modèles sociétaux, l'Europe oscille désormais entre l'Atlantique et le Pacifique et vit sous l'empire d'un espace de pensée post-moderne. Elle, qui a été à l'aube de la modernité et de l'Occident et qui a inventé tous les concepts clés des relations internationales (la Souveraineté, la raison d’État, la « Balance of Power » et la « Jealous emulation »). Par ailleurs, l' idée historique d'Europe, née au cœur de l'affrontement Est-Ouest doit être repensée dans la dimension du nouvel ordre du monde, l'ordre multipolaire, euro-atlantique et eurasien, aux pôles de culture foisonnants et au rayonnement des puissances montantes.

Le diagnostic

Une autre idée d' Europe s'impose à partir de ce constat. Elle découle du retour des nations sur la scène du monde et du sentiment d'absence et de lassitude des Européens face à l'impuissance de leurs institutions. Le retour des nations et les limites de l'intégration s'aggravent de l'oubli de l' Histoire passée et du refus d'une identité commune. La carence criante d'un Leadership et d'un pouvoir fédérateur fort, incontesté et conquérant, approfondit la crise d'autorité du « pouvoir européen » et la transpose en crainte de l'avenir. Cette crise tire ses origines de l'inadéquation de la « raison historique » face aux indéterminismes multiples du système international et de sa complexité. Ainsi, la crise actuelle a deux limites qui convergent et se superposent, celle de la « civilisation de l'universel » qui concerne l'Europe comme ensemble culturel et celle du « modèle d'intégration », qui concerne l'Union Européenne, comme structure politique inachevée.
L'Europe est-elle encore un projet politique ? Vit-elle dans une conjoncture de pacification ou d'asymétrie permanente ? Est-elle encore une source d'inspiration et un modèle pour le monde ?

Un nouveau paradigme fondateur

Le paradigme fondateur de l'Europe du XXIe siècle sera stratégique et se définira comme une « idée-guide », une « idée-force » ou une « idée-mythe », autrement dit comme un nouveau centre organisateur de la vie spirituelle de notre époque, hiérarchisant toutes les grandes orientations qui viennent des élites guides, « l'évidence de leurs convictions et de leurs arguments, le contenu de leurs intérêts spirituels, les principes de leurs actions, le secret de leur succès et la disponibilité des grandes masses à se laisser influencer » (Karl Schmitt).

Ce nouveau paradigme devra faire coïncider légalité, légitimité et souveraineté, intellectualité et culture, force et consensus, vocation à pérenniser notre identité sans se soumettre à des protectorats extérieurs. Il devra en d'autres mots réveiller les peuples. Cette « idée-force » ne pourra plus être passive ou réactive, mais « anticipatrice » et offensive. Elle devra être aux yeux des opinions, mythologique et symbolique, car toutes les conquêtes se font, dans l'Histoire, par le biais d'une grammaire de type symbolique.Elle devra se constituer en idée offensive car elle devra présupposer une volonté d'affirmation historique et donc un combat politique, concept contre concept, universel contre universel, idéalisme contre idéalisme et donc en définitive une idée de la paix contre une autre idée de la paix. Dans cette confrontation permanente, l'hybridation de l'idée et de la volonté opposera la trêve à la trêve et la guerre à la guerre et encore une fois les nations aux nations. En effet, la nation et le principe de nationalité sont extrêmement enracinés en Europe, et se sont configurés avant la mondialisation, comme naturalité de la condition humaine, après comme conscience de la singularité historique.Il faudra par ailleurs expliciter aux peuples européens le concept d'ennemi et celui de sécurité et face aux adversités, celui de stratégie. Or l'absence de la figure de l'ennemi dans la définition du concept européen de sécurité est capitale pour la compréhension de sa faiblesse. En effet, cette absence est essentielle pour déceler la nature des réponses prévues pour faire face aux défis et aux menaces extérieures. Cette absence de l' « ennemi » en acte, n'exclut guère la définition d'un « état latent d'hostilité », comme situation intermédiaire entre l'état de conflit et l'état de paix.Or, la « limite » du concept de sécurité adopté par l'Union prend la forme d'une dilution de sa personnalité dans un tout politiquement hétérogène, le multilatéralisme des Nations unies ou le multilatéralisme des « démocraties désarmées ».Cette approche exige un détour en direction des mutations du concept de Souveraineté, essentiel à la compréhension des doctrines sur la « limitation de Souveraineté », induites sous les formes de la « Souveraineté fictive » et de la « Souveraineté partagée ».Une « autre Idée » de l'Europe revendiquera forcément un nouvel esprit public, un nouvel ordre du monde, bref une réforme intellectuelle et morale (Ernest Renan, Antonio Gramsci). Cette idée sera ascétique, stratégique et militante, bref mobilisatrice. Comme toute idée d'avenir, elle puisera dans le passé pour se projeter vers l'avenir mais elle réclamera une réincarnation de sa mémoire vers une dimension politique inédite. En termes constitutionnels, elle privilégiera un État gouverneur et stratège et un régime présidentiel fort (Charles de Gaulle), fondé sur des corps politiques homogènes, garantissant l'empire d'une même conception de la loi, d'un même sentiment d'appartenance et d'une « affectio societatis » réelle et non formelle. L'adhésion y sera volontaire et le sens du devoir constitutif et structurant. Le destin de l'Europe prétendra, dans le monde de demain, gouverner les esprits, promouvoir la prospérité des peuples et garantir l'avancement de la condition humaine.Elle ne refusera pas, si nécessaire l'utilisation de la force, le Saint Esprit de la politique (Leopold von Ranke) et en assumera les risques et les responsabilités, qui demeurent toujours incalculables et toujours extrêmes.

La conscience du passé

Si la conscience du passé est constitutive de l'expérience humaine, l'accession à la dimension de l'Histoire ne passe pas par l'analyse des institutions mais la précède et la conditionne. En réalité, l'unité de l'Histoire du présent et celle de toute conjoncture historique se disperse en une multiplicité de doctrines et de disciplines qu'il faut reconstituer en une synthèse (Raymond Aron), finalisée à un objectif actuel : l'identification du rôle de l'Europe dans le monde de demain. La traduction de cette synthèse en institutions et en moyens d'action rendra plausibles les fondements d'une nouvelle légitimité de l'Europe.
L'investigation sur le passé n'a de « sens » qu'au suivi de l'évolution globale d'une époque, celle de la conjoncture actuelle. Cette dernière est la seule réalité du devenir, le cadre réaliste d'un récit d'ensemble, lavé de ses impuretés idéologiques et de toute métaphysique de valeurs, rhétoriques et justificatives.
La synthèse historique du présent et celle des institutions de l'Union européenne ne peut découler de la négation du pluralisme du monde, ni de la pluralité de ses forces agissantes. Elle doit venir d'une lecture globale du système international, autrement dit, de la morphologie de ses rapports de force comme caution d'un souci d'équilibre et comme discrimination entre l'homogène et l'hétérogène. Cette discrimination est à la base des alignements politiques et militaires et de la différenciation entre acteurs ; bref de leurs perceptions de la légitimité du pouvoir et des alliances qui pèsent sur les grandes décisions historiques, celles des parentés culturelles et des sentiments collectifs.
A l'évidence, l'Europe du présent est taraudée par l'épuisement de son « idée-guide » et de son projet politique. Cet épuisement a des répercussions sur son engagement et sur sa foi combattante. Le doute de l'Europe sur elle-même découle d'une dépolitisation des masses et des élites et du sentiment de désenchantement qui en résulte (Karl Schmitt, José Ortega y Gasset, Bronislaw Geremek). Ces évidences montrent également que les élites européennes ont perdu toute relation avec la politique comme « violence conquérante » (Max Weber).

La conscience des limites

L'idée de « limites géopolitiques et stratégiques » ou celle de « limites spirituelles » sont décisives pour l'Europe. C'est autour d'elles que se fera ou ne se fera pas à l'avenir l'unité politique du continent, comme « communauté de destin, de civilisation et de responsabilités ». Le domaine où les « limites » de l'Europe sont les plus évidentes est celui de la puissance politico-militaire et d'une diplomatie réaliste, anticipant sur les grands équilibres du monde et réagissant à des situations de crise, désormais multiformes.
Face à une « démocratie désarmée » et à une reformulation nécessaire du « concept d'ennemi » , tous les signes de notre temps indiquent que nous vivons une période d'épuisement (Edmund Husserl). L'Europe est devenue une puissance qui recherche une seule légitimité, celle du « statu quo ». Or, tous les grands changements et toutes les grandes mutations refusent les garanties offertes par le « statu quo ».
À l’inverse de ce qui se passe sur la scène des croyances où toute renaissance de la religion apparaît comme un retour à un principe premier, la désacralisation absolue de l’Europe et de l’esprit européen a progressé dans la vie publique comme dépolitisation (Karl Schmitt ; Marcel Gauchet). Cette neutralisation de l’existence est vécue par les masses comme une phase de cessation de la guerre et comme l’affirmation définitive de la « paix universelle », ou comme « la fin de l’histoire » selon l’expression de Francis Fukuyama.
Ainsi, la neutralisation spirituelle de la conscience européenne remonte au XIXème siècle, à l’apparition d’une neutralité culturelle générale, dont l’« État agnostique et laïc » est l’expression emblématique. La légitimité de l’État repose désormais sur son agnosticisme moral. C’est un État qui renonce à commander l’économie, mais aussi les consciences. Dans l’évolution de l’histoire de l’esprit européen, il importe de souligner que le centre de référence des idées est un terrain de lutte et de combat. En effet, l’accord ou le désaccord principal auquel tout le reste est subordonné permet d’atteindre l’évidence des choses, la compréhension des phénomènes et la mesure de la participation dans la vie sociétale. L’humanité européenne a accompli en cinq siècles une complète migration du terrain de la lutte vers un terrain neutre, allant de la foi vers l’agnosticisme et des guerres de religion aux guerres nationales, puis économiques et pour finir idéologiques.
Dans cette transition il y a eu déplacement successif du terrain du compromis général, qui de confessionnel, devient national, puis social et enfin idéologique et pour terminer neutre. Au bout du parcours, la neutralité parvient à atteindre un état de néant spirituel, celui d’une politique sans âme. C’est à ce stade, le stade du vide de l’esprit, que triomphe une nouvelle idée, abstraite et dépassionnalisée, sécularisée et dépolitisée, celle de l’Europe comme État postmoderne, un État sans État, une politique sans politique, un pouvoir sans autorité, une désacralisation sans légitimité ; une forme d’État sans sujets, car l’idée même de citoyen se traduit en un concept vide et totalement désincarné.

"L'Europe et le monde"
Un bilan de la modernité

La particularité du « destin occidental » et le changement du rapport entre l'Europe et le monde nous incitent à dresser un bilan critique des acquis et des dérives de la Modernité.
Ce bilan se heurte à une impossible synthèse entre « l'universel » européen et les particularismes locaux. Il en résulte ainsi une nouvelle approche intellectuelle comportant l'abandon progressif des aspirations universalistes des Lumières qui apparaissent désormais désincarnées et abstraites. Les convictions de l'Universel avaient fait croire, aux XIXème et XXème siècles, que l'on pourrait surmonter les obstacles de la différenciation inégalitaire de la société et l'hétérogénéité naturelle du monde, par l'arbitraire homogénéité des concepts. Cette vengeance spiritualiste de « l'Histoire » comporte l'émergence d'un “Nouveau Cycle Intellectuel”, relativiste, organiciste et anti-rationaliste.
Face à l'épuisement de son principe constitutif, au dévoiement de sa mission et à la perte grandissante de sa légitimité, de quoi l'Union européenne, comme fille de la « raison pure » et comme dernière incarnation de l'utopie rationaliste, a-t-elle besoin pour faire face aux défis de notre temps ? D'une simple adaptation institutionnelle ou d'une refondation radicale ? A-t-elle besoin d'une nouvelle idée historique et laquelle ? Doit-elle fédérer des Nations et reconnaître la hiérarchie naturelle des plus puissantes d'entre elles ?
Du point de vue des « limites historiques », l''autorité constitutionnelle de l'Union européenne n'a pas encore franchi le seuil de « l'autorité fonctionnelle » et les jeux compensatoires entre pays membres se sont faits valoir en termes de relations de puissance entre États souverains, au sein du processus d'intégration et de manière concertée, y compris en matière économique, (couple franco-allemand), mais en dehors du cadre d'intégration.
Or l’absence de la figure de l’ennemi dans la définition du concept européen de sécurité est capitale pour la compréhension de sa faiblesse. En effet, cette absence est essentielle pour déceler la nature des réponses prévues pour faire face aux défis et aux menaces extérieures. Cette absence de l’« ennemi » en acte, n’exclut guère la définition d’un « état latent d’hostilité », comme situation intermédiaire entre l’état de conflit et l’état de paix.

En ce qui concerne les aspects constitutionnels de l'Union européenne, les « Traités de Rome » ou de Lisbonne n'ont pu amoindrir le sentiment d'appartenance nationale, car la gestion de l'identité et de la culture, qui n'a jamais été l'apanage de l'intégration, est restée de compétence nationale. A l'inverse, « l’appétit naturel des hommes pour l’état civil » et pour la paix, qui a été érigé en postulat moral du système européen a provoqué une inversion des conceptions westphaliennes de l’État, par la fiction de la « souveraineté partagée ». Or, la doctrine de la « souveraineté partagée » n'a guère protégé les nations et les citoyens des turbulences de l'Histoire, de telle sorte que les partisans de « l'Europe des Nations » ont été les seuls à se préoccuper, paradoxalement, de l'interprétation extérieure de la souveraineté et donc de l'indépendance politique de l'Europe sur la scène internationale.

Une « Autre idée » de l'Europe et son présupposé métaphysique

La quête d'une « autre idée » de l'Europe implique l'acquis d'un présupposé métaphysique et spiritualiste dans le cadre d'une démarche générale qui se veut relativiste et réaliste. Elle suppose l'irréductibilité finale de l'idée à une construction institutionnelle et à une légitimité achevées. En effet, la revendication d'une « autre » idée  de l'Europe est partiellement transcendante, d'où son caractère d'Utopie ou d'idée-mythe, se démarquant de ses incarnations successives toujours incomplètes et allant au-delà des limites du relativisme historique.
L'« idée d'Europe » fonde toujours sa légalité pratique sur une légitimité transcendante. Dans le domaine de la hiérarchie historique et des conjonctures politiques, une « autre idée de l'Europe » désignera la forme de la Souveraineté qui décide de l'essentiel et la forme du « Leadership politique » la mieux adaptée à le poursuivre.
Dans la réalité de notre temps, une « autre idée de l'Europe » doit incarner les intérêts mondiaux du continent. L'identification plus exhaustive de cette exigence se repère dans le « couple » Franco-Allemand et s'appelle « Leadership in Partnership ».

L'Hégémonie et le leadership

Y a-t-il d'autres formes à l'exercice de l'essentiel ? L'hégémonie et le Leadership constituent depuis toujours une même charpente pour les capacités d'action historique. En sa définition moderne l'hégémonie constitue le paradigme structurant d'une société et est étroitement liée à la notion de pouvoir et à celle de système. Elle est comme telle incontournable. Par rapport au mode d'exercice de l’autorité, l'hégémonie peut assumer la forme idéocratique, politique et économique et la mise en œuvre de cette autorité peut s'opérer de manière coercitive (hard) ou bienveillante (soft). Par rapport à la base institutionnelle sur laquelle elle s'appuie, toute hégémonie se configure comme État (ou structure politique unitaire), comme Fédération d’États et comme Empire. En relation à la force, l'hégémonie est l'épanouissement du principe du pouvoir militaire et de la concentration de ce dernier en commandement et en décision.

En analysant l’hégémonie comme concept structurel, celle-ci se pose en paradigme systémique et ce dernier constitue la dimension plus pertinente pour l'idée d'Europe. Le pouvoir hégémonique assume une figure singulière dans chaque période historique et se définit formellement par ses attributs : l'équilibre, la stabilité, le changement, la défense des intérêts collectifs et la production de valeurs ou de « sens ».
L'Hégémonie n'est pas l'impérialisme qui incarne la domination directe, l'occupation territoriale et la confiscation de la souveraineté. Elle se configure en Occident comme partenariat asymétrique et comme équilibre de pouvoir. Ainsi est hégémonique l'acteur étatique qui assure la poursuite d'un but commun et coopte d'autres acteurs dans la poursuite de cet objectif. Cet acteur est-il l'Allemagne ? La France ou l'Europe ?
Du point de vue de la politique interne, le leadership est la variante politique, césariste ou managériale d'une hégémonie, au sein de laquelle il s'incarne en une personnalité charismatique, en une dimension oligarchique et subjective, et qui mobilise le potentiel intellectuel et social et le convertit en pouvoir extérieur. Le leadership se définit également par la maîtrise des réformes organisationnelles, institutionnelles ou sociétales et par la souplesse d'adaptation permanente au monde.
Puisque l'exigence de réforme est indispensable à l'Union, le besoin de Leadership relève d'un principe premier, le « struggle for life ».
L'hégémonie exprime une dynamique incontestable et universelle et constitue le socle du leadership et ce dernier en élabore le mouvement et l'action. Le Leadership enfin, est la projection d'une ambition ou d'un groupe, à tendance individualiste et anti-égalitariste.
Éprises d'aveuglement, les démocraties et les démocrates ostracisent profondément le Leadership.
Le débat sur la gestion de l'hégémonie mondiale par les Etats-Unis, portant sur la pérennisation de sa fonction de primauté, change de nature avec les attentats du 11 septembre 2001.
Au leadership et à l'hégémonisme américains jusqu'ici incontestés et à leur « global dominance » succède brutalement une érosion du leadership des USA suivie d'une contestation de leurs pratiques.
Les conflits asymétriques qui constituent les traits dominants des crises post-guerre froide préparent-ils la défaite d'Hegemon ou contribuent-ils à son déclin ? Ce dernier est-il capable de maîtriser simultanément l'affrontement inter-étatique classique et l'avenir de la guerre asymétrique des faibles contre les forts qui est très active sur la scène internationale ?
La distinction entre Hégémonie et Empire semble reposer davantage aujourd'hui sur la gestion de l'ordre international par l'exercice d'un contrôle libéral et informel (mondialisme Hégémonique) plutôt que formel et direct, par le maintien de la coercition (démocratie impériale) de la part de la puissance prépondérante, sur la politique interne et extérieure d'autres souverainetés.
L'absence de leadership affaiblit l'Europe et les États-Unis dans un monde multipolaire où l'unité du commandement relève de la plus haute fonction stratégique. L'unité stratégique permet de concevoir et de mettre en œuvre une architecture de systèmes défensifs hiérarchisés, intégrés à un seul pôle de décision. Planifier les seuils de la dissuasion ou les niveaux de la stabilité ou encore les priorités des engagements et de la logique de préemption aux deux grandes échelles du monde, le système planétaire et les aires régionales plus menaçantes, cela relève du leadership comme porteur d'atouts stratégiques.

Cette unité de conception, de décision et d'action est politique, hégémonique et stratégique et elle définit les ennemis, les dangers immanents et à long terme, les coalitions actuelles et les acteurs hostiles.

Le projet d'intégration et le problème du leadership

Ainsi, l’Europe, qui s’est faite au gré des circonstances et par le poids de l’histoire ne correspond que partiellement au projet politique des pères fondateurs et a besoin de renouvellement, pour rejaillir, avec une volonté plus affermie et un leadership plus incisif.
Entre les trois Europes qui interfèrent au plan culturel, civilisationnel et identitaire, l'Europe anglo-saxonne, l'Europe germano-latine et l’Europe slave, y a-t-il un autre lien possible, en dehors d'un leadership fédérateur et ouvert? Comment assurer la stabilité dans le progrès et faire face au risque de désarticulation du système institutionnel, sans un leadership identifiable capable d’établir une liaison étroite entre des structures étatiques diversifiées et un pouvoir d'initiative supranational?
L'histoire de cette exigence capitale de l'action politique, consistant à pouvoir avancer dans le progrès, dans la stabilité et dans la réforme, en comptant sur un directoire stable, conforté par le soutien d'un nombre ouvert d'autres membres, est ce que l'on a voulu présenter par le passé comme le « noyau dur » ou le « couple franco-allemand ».

Le « Rapport Lamers - Schäuble » de 1994.
Sur le « noyau dur » franco-allemand

L'exigence d'un retour du politique dans le nouveau « concert des nations » après la réunification de l'Allemagne s'est signalée par le document de la CDU/CSU allemande élaboré en 1994, par Karl Lamers, porte-parole du groupe de politique étrangère au titre « Les nouvelles responsabilités de l’Allemagne après la réunification; la stratégie institutionnelle de l’UE et l’avenir de l’Europe ». Faire prévaloir la primauté de l'unité du continent, cela a signifié en 1994, de relancer le chemin de l'intégration par la proposition d'un modèle d'intégration plus politique, au moyen de l'exigence d'un leadership jugé indispensable.
Après la réunification, le besoin du politique a prit la forme de la revendication d'une responsabilité plus significative de l'Allemagne dans un ordre international reconfiguré et a imposé une remise en cause des anciens statuts politiques, surtout à l'Est et principalement de celui de la Fédération Russe.
La conscience qu'une politique européenne de rechange appartiendrait à un scénario de décomposition de l'Europe et donc d'une catastrophe future, suscita un débat de fond sur l'avenir de l'Union et sur la réforme des institutions et ce débat apparut immédiatement comme incontournable par l'ensemble des pays européens. Les dirigeants allemands de l'époque voulaient aller plus loin dans le processus d'intégration et entendaient affermir une Union politique du continent dans le but, comme le dit un jour le Chancelier KOHL: « de sauver l'Allemagne d'elle-même ». La finalité d'un « noyau restreint » de pays, en mesure d'adopter les mêmes objectifs, était d'éviter le danger d'une dilution de l'Europe en une zone de libre- échange améliorée.
Une telle évolution aurait fait de l'Europe une aire dominée par l'Allemagne, par la reconstitution d'une zone d'influence orientale, danubienne et balkanique. L'antidote à la reconfiguration d'une prépondérance hégémonique du « Land der Mitte » sur le continent, pouvant le tenter à nouveau, apparaissait alors le « noyau dur » franco-allemand. Avec les nécessaires adaptions politiques c'est encore le cas.
Or historiquement, la seule logique du pouvoir ne suffit pas à refonder un leadership car celui-ci apparaîtrait fondé sur un rapport de forces politiques pur et donc sur des égoïsmes nationaux. Il faut y ajouter la dimension géopolitique et stratégique.
En effet, dans l'hémisphère Nord, les relations entre l'Allemagne, l'Est européen et la Russie s'inscrivent dans une tendance longue et pluriséculaire, celle de la « Drang nach Osten », marquée aujourd'hui par le repositionnement géo-économique et géo-énergétique de l'Union en Russie et en Asie Centrale. Le tropisme occidental de la Russie est aujourd'hui une partie intégrante de l'équation stratégique européenne allant de la Mer Baltique à la Mer Noire, du Golfe Persique au Caucase du Sud et de la Mer Caspienne au « pivot des terres », le vieux Heartland de Mackinder. Ce tropisme russe est ouvertement multipolaire.

L'Europe, l'Allemagne et la sécurité

Avec la « chute du mur » de Berlin du 9 novembre 1989 se sont lentement dissipés les « deux projets d'Europe », qui se sont opposés jusqu'au Traité de Lisbonne, « l'Europe des Etats » (ou des Patries) du général de Gaulle et avec lui de Konrad Adenauer et « l'Europe intégrée » de Jean Monnet.
La première, souveraine, indépendante et équidistante des deux blocs se voulait une Europe troisième force. La deuxième, « gradualiste » et fédéraliste se professait atlantiste. A cette Europe supranationale et arrimée à l'OTAN, le général de Gaulle et avec lui Adenauer, opposèrent une vision de l'Europe historique confiant son avenir aux nations.
La morphologie du système international résulte de la stratégie des acteurs majeurs de la scène mondiale et commande à la géopolitique des alliances militaires. Ainsi, si le « noyau dur » Paris-Bonn de 1994 correspond tant à une phase euro-centrée du leadership européen, aujourd'hui l 'éventuelle troïka Paris-Berlin-Moscou est une hypothèse de gouvernabilité multipolaire de la sécurité à caractère eurasiatique et mondial.
La conception de « noyau dur » de 1994 reposait sur l'association fédératrice de deux nations indispensables, la France et l'Allemagne, d'où résulte l'Europe d'aujourd'hui et sans lesquelles il ne peut y avoir d'Union. Elle correspond en 2014 à une invariante asymétrique et à géométrie variable.
Les objectifs stratégiques de la Fédération de Russie projettent ses intérêts géopolitiques en Europe, en Europe Orientale dans la Mer Noire, la Caspienne et au Moyen-Orient prioritairement en direction de l'Amérique, avec laquelle les relations demeurent déterminantes, secondairement envers l'UE, où les tensions se sont aiguisées sur tout le flanc Sud à partir de l'Ukraine malgré les projets de sécurité pan-européens de Poutine et Medvediev de 2008 revendiquant une « cogestion » concertée du continent, compte tenu des inadaptations des modèles de gouvernance, et du poids croissant de Pékin en Asie où le resserrement des relations est dicté par une incontournable méfiance géopolitique. Le poids démographique, économique et militaire, de l'Empire du milieu lui interdit de considérer cet immense pays-civilisation comme une alternative à l'Occident. Dans l'espace centro-asiatique, le tandem russo-chinois organise sa coopération dans le cadre de l'Organisation de Coopération de Shanghai en raison de la crainte de Moscou qu'un nouveau duopole de puissance régisse le monde sous la forme de condominium ou de « partenariat privilégié » sino-américain, marginalisant ainsi son rôle et son importance.
Le Leadership franco-allemand doit pallier à une dérive de la Russie vers l'Asie pacifique et refonder une autre idée de l'Europe dans le système multipolaire de demain. Il doit devenir le fondement géopolitique et stratégique de la Realpolitik européenne au XXIème siècle sous peine d'une désagrégation du Continent.
La capacité de vision et de manœuvre, du Leadership européen sera d'autant plus forte si elle est partagée par l'alliance étroite d'un ou de plusieurs acteurs, en mesure de dissoudre à l'avance des coalitions hostiles et de constituer une référence et un « moteur » pour les acteurs hésitants, récalcitrants ou conservateurs.
L'histoire de cette exigence capitale de l'action politique, consistant à pouvoir compter de manière stable sur un partenaire préférentiel et de décider avec lui et avec soutien d'un nombre ouvert d'autres membres, est ce que l'on a voulu présenter par le passé comme le « couple franco-allemand». Un noyau fédérateur essentiel, sans lequel il ne peut y avoir d'« exécutif » réel, ni de responsabilités ou de légitimité.
L'émergence de ce concept et de ce principe d'action se fit sentir dès 1994, après l'effondrement du bloc soviétique, la réunification allemande et la signature du Traité de Maastricht (1992), qui consacra l'Union économique et monétaire, mais refusa l'Union politique. En sa signification profonde, il remonte à l'entente de 1958 entre le général de Gaulle et Adenauer, consistant à éviter que la personnalité des deux peuples disparaisse à l'intérieur d'une structure égalitariste et dépolitisée, celle de l'Union intégrationniste naissante. Ce concept, si souvent évoqué, a-t-il encore un avenir dans une Europe à vingt-huit ?
L'histoire de ce concept, qui n'est pas seulement institutionnel, mais géopolitique et stratégique, est-elle là pour illustrer uniquement le passé ou, au contraire, pour éclairer encore le futur et pour réaliser, en Europe et pour l'Europe, quelque chose de durable ?

« Plus d'Europe » ?

Le pouvoir, que la demande de « plus d'Europe » appelle avec force, est un pouvoir qui sache réconcilier, au-delà des apparences juridiques et autour d'une légitimité retrouvée, une vision réaliste du monde, une dimension politique du projet européen et une idée large et entraînante de la solidarité collective des peuples, « souverains », et de plus en plus souverainistes. Un pouvoir qui sache fusionner, au cours du XXIème siècle, le rôle primordial de l'Europe, l'image prométhéenne du monde et de l'espoir souvent chimérique de l'humanité.

« L'Union à trois cercles »

La réponse au « Rapport Lamers - Schauble » fut donnée à l'occasion de l'interview accordé au journal Le Figaro du 30 août 1994 par le Premier ministre français, Edouard Balladur. Il y évoqua ses convictions diplomatiques et sa politique européenne et imagina, au moins théoriquement, une Union européenne, organisée autour de « trois cercles concentriques ».
En synthèse – affirmait Balladur – « l'élargissement entraînera nécessairement une diversification, au moins temporaire, de la structure de l'Europe [...]. Celle-ci maintiendra un noyau central efficace, mais adaptera la configuration du continent à l'extrême diversité des situations ». Cette vision impose de concevoir – poursuivait Balladur – trois types d'organisations distinctes, comportant des règles et des responsabilités différenciées.
Élargissement, diversification et approfondissement devraient correspondre simultanément, pour le Premier ministre français, au concept de construction européenne, comme projet, comme réalité et comme processus. « L'Europe à trois cercles », Union monétaire et politique étrangère et de sécurité communes (PESC), grand marché et système continental élargi, lié à l'Union par les « accords européens » et par le « pacte de stabilité », centré sur une C.S.C.E. renforcée, constitueront les trois noyaux d'organisation, théoriquement concevables, pour l'Europe de demain.
Dans ce contexte pourront prendre forme des « sous-ensembles variables », qui cependant existent déjà : l'Europe sociale, l'Europe de la monnaie unique, l'Europe de la sécurité, etc.

Géopolitique et statégie institutionnelle

Une Europe plus intégrée et à « géométrie variable », devait donner la démonstration à l'époque de faire avancer « politiquement et institutionnellement l'Union, avant tout élargissement ». A cet égard, les objectifs du document allemand de la CSU/CDU étaient multiples. Le premier objectif était de présenter le problème de l'élargissement poursuivi en 2002 comme Politique européenne de voisinage et en 2007 comme « Partenariat Oriental » comme strictement lié à la réforme des institutions.
De ce point de vue, le préalable d'une réorganisation «quasi constitutionnelle» de l'Union européenne devait permettre de retrouver une véritable capacité d'initiative et de se libérer des obstructions britanniques, ainsi que des retards de pays chroniquement déséquilibrés ou mal gérés.
Au centre des préoccupations des rédacteurs du document était l'intention déclarée de renforcer rapidement la cohésion de l'ensemble, « avec le but d'éviter le danger d'une dilution de l'Europe en une zone de libre-échange améliorée ». Une telle évolution aurait fait de l'Europe une aire dominée par l'Allemagne et par sa zone d'influence reconstituée, orientale, danubienne et balkanique. Il en serait résulté une sorte de prépondérance hégémonique, qui pouvait l'amener, tôt ou tard, vers la tentation de nouvelles et solitaires aventures.
Le document des chrétiens-démocrates allemands ne reprenait ni mentionnait, dans aucune de ses parties, même de façon allusive, le rôle dominant de l'Allemagne réunifiée au sein de l'Union européenne et précisait, de façon digne de mentions, que les « États-Unis ne peuvent assumer leur rôle traditionnel, maintenant que le conflit Est-Ouest est dépassé ».
Prémonition ou pré-science ? Il fut observé par nombre de commentateurs que le « document de réflexion sur la politique européenne », avait pour but de barrer la route, en Europe centrale et méridionale, à une instabilité, qui « mettrait l'Allemagne dans une position particulièrement inconfortable entre l'Est et l'Ouest ».

L'Europe et le système international

Dans un monde plus ouvert, la demande politique est nécessairement plus grande (Norbert Elias), car l'horizon et la prospective stratégiques sont plus présents, et l'intuition historique d'avantage nécessaire. Comment l'Ouest pouvait-il intégrer les États d'Europe centrale et orientale venant de l'ex-orbite socialiste et assumer dans le même temps le fardeau de la sécurité dans le monde ? À quelles conditions l'équilibre international est-il possible et quels sont, en son sein, les intérêts globaux de l'Europe ?
Un des mérites, et peut-être le principal, du document de la CDU a été d'avoir affronté les problèmes institutionnels par leur bout, autrement dit par leur fin − l'ordre et la stabilité du continent − et d'avoir proposé une politique étrangère comme géopolitique et la diversification du paradigme de l'équilibre comme « partenariats distincts » avec la Russie, la Turquie et les USA. Ce document est une trace de réflexion pour l'Europe de demain et pour le système multipolaire en gestation.
Il a bel et bien existé un lien intellectuel implicite en Europe, entre les partisans du Souverainisme anti-européen en France, le courant conservateur de l'Historikerstreit en Allemagne, qui prôna depuis 1985 une Machtpolitik responsable, et le courant des Tories britanniques. Leur point commun était la critique exacerbée de l'Europe et le rejet du destin européen de leur pays, au nom d'une vocation nostalgique et solitaire dans le monde.
L'unification de ces courants constitue le rendez-vous politique des élections européennes de Mai 2014.
Dans une double perspective historique et politique, une « autre idée » de l'Europe impose sa criante actualité.

Le Travail de la Cellule et son dilemme

Faut-il partir des conceptions ou des réalisations ? Dans le premier cas, on repart conceptuellement à zéro par un bilan critique et une révision radicale; dans la deuxième, par un travail d'adaptation qui aura une utilité partielle et de type réformiste. Or toute transformation radicale a toujours commencé par une tentative de réformes (Révolution française, Révolution d'Octobre...) qui ont échoué. En effet, toute révolution est une conséquence car on est radicaux en politique puisqu'on est radicaux en « esprit »!

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