CAHIERS D'ETE 2012

Huntington, Poirier et Alii Varii - De la crise des fondements aux chocs des civilisations. Le temps des hypothèses et les débats dans la théorie
Auteur: 
Irnerio Seminatore
Date de publication: 
12/9/2012

 

La relance du débat théorique sur l'épistémologie de la discipline, dans la partie finale du texte, résume la situation conceptuelle des relations internationales d’aujourd’hui, au sujet de leur statut et de leur classement, oscillant entre la théorie et la simple sociologie.

La convergence des paradigmes interprétatifs du réalisme, de l’interdépendance et du globalisme est retenue comme une hypothèse souhaitable dans le cadre d’une conjoncture de crise et dans la recherche d’une complémentarité d’approches, dictée par la complexité du système international contemporain.

 

La fin de la Guerre Froide et la quête de nouveaux paradigmes

« Avec la fin de la guerre froide - nous dit Samuel P. Huntington, dans un article retentissant- la politique internationale sort de la phase occidentale pour devenir le centre des interactions entre civilisations occidentales et civilisations non occidentales ». Ainsi la politique mondiale entre dans une phase inédite, dans une logique excentrée et dans un cadre de plus en plus dés-occidentalisé.

Dans ce contexte les civilisations non occidentales cesseront d’être des objets pour devenir des sujets de l’Histoire. Les relations internationales - poursuit Huntington - auront pour axe central le rapport entre l’Occident et le reste du monde», et la redéfinition des identités se fera par référence a une civilisation et remplacera toutes les autres identités jusqu'à faire disparaître les États-nations. Cette hypothèse n’est pas sans conséquences sur les perceptions du monde de la part des acteurs non occidentaux, car les vieilles distinctions politiques ne seront plus décisives et les différenciations de culture seront à l’origine des nouvelles lignes de fracture et de conflit.

La manière dont les non-occidentaux perçoivent les réalités de la planète, ainsi que les différences de puissance ou les luttes pour le pouvoir militaire, économique et institutionnel, deviendront une source virtuelle de conflit entre l’Occident et les autres civilisations. En raison des regroupements identitaires, dictés d’une part par les processus de modernisation qui éloignent les êtres de leurs anciennes appartenances, ethniques ou religieuses, et d’autre part, par le rejet de la modernité et le syndrome du pays frère, qui recomposent les unités civilisationnelles non occidentales, les lignes de fractures entre civilisations remplaceront les vieilles frontières économiques, politiques et idéologiques.

« Le choc des civilisations dominera la politique mondiale. Les lignes de fracture entre civilisations seront les lignes de front de l’avenir ». Les grandes communautés de culture, douées d’un pouvoir de permanence et si base traditionaliste, constitueront les repères des formes d’identification civilisationnelles. Elles se substitueront ainsi a l’idéologie politique et aux considérations géopolitiques et stratégiques classiques, fondées sur les rapports de force et les équilibres de puissance. Les divers systèmes de valeurs et de cadres symboliques, seront a l’origine de ce processus d’identification et de regroupement.

Le culte de l’idée, de l’abstraction et de la « Raison pure », qui a forgé l’évolution séculaire vers la modernité depuis l’époque des Lumières, ainsi que le « caractère universaliste » de la civilisation occidentale, diffèrent profondément, — selon Huntington — des croyances qui dominent dans les autres civilisations, et, en particulier, du particularisme des esprits qui prévaut dans la plupart des sociétés asiatiques, attachées a la distinction de peuple à peuple et de mœurs à mœurs. Les concepts occidentaux d’individu, de constitution et de droit, ceux de liberté et de sécularisation, puis de séparation des pouvoirs et de règne de la loi, consacrés par les deux fonctions capitales de la démocratie pluraliste et du marché ouvert, ne rencontrent qu’un écho atténué auprès d’autres civilisations.

Au sein de leurs croyances et dans l’élaboration de leurs rationalités respectives, les valeurs les plus importantes en Occident le sont beaucoup moins dans le reste du monde. Les communautés de culture demeureront d’autre part les pré-conditions des divers processus d’intégration régionale en cours dans le monde. Ainsi l’interprétation sur l’avenir des relations internationales issues de la fin de la guerre froide pose a nouveau le problème du paradigme fondateur. La quête de ce paradigme nous questionne-t-elle sur les réponses à apporter aux différents statuts de « l’autre » ou a la notion de « conflit »? Ne sommes-nous pas désormais, comme le rappelle L. Poirier, dans la crise des fondements, celle-ci ne faisant que traduire une crise plus générale des identités ?

 

La fin des principes ordinateurs uniques

La réalité de la vie internationale et la nouvelle donne du système planétaire semblent irréductibles a un paradigme explicatif unique, comme modèle de pensée capable de fournir une compréhension de la réalité géopolitique mondiale et de la réorientation politico-intellectuelle de notre époque.

Qu’est-il un paradigme, en mesure d’embrasser d’une vue d’ensemble des comportements et des séries événementielles disparates sinon un axiome totalitaire, dont les logiques sont souvent détournées de leur sens ou de leur cadre de référence, et l’hypothèse, ainsi dénaturée par l’inférence d’autres ? (P. Hassner).

Ce qui a pris fin avec l’effondrement de la division du monde c’était la cohérence qui y régnait. Le principe ordinateur qui a régi la longue période de l’après-guerre, a conféré une extraordinaire unité a la relation entre sens et explications (idéologiques), réalités et rapports de force (géopolitiques et militaires). Cette cohérence était le produit d’un ordre et d’une stabilité bipolaires et nucléaires, et comportait dans la dimension de l’idéologie une explication moniste de l’histoire. Par une sorte de transfert voilé, ce monisme s’est fixé au cours des siècles sur la religion, puis sur la nation et enfin sur le culte de l’idée abstraite et de la Raison pure, opposant tradition et révolution au nom d’une utopie. Cette opposition a célébré successivement le progrès de l’humanité et de l’esprit humain, puis la fin et la réconciliation définitives de l’Histoire. Le monisme de l’histoire a été associé, tout au long du XXIème siècle, au mythe fondateur d’une société régénérée et aux rapports de force et de puissance qui ont caractérisé l’affrontement entre deux prétentions a la modernité, occidentale et soviétique. La fin du communisme et la chute du mur de Berlin ont marqué la fin de ce mythe et l’épuisement définitif du règne universaliste des Lumières (Zaki Laïdi). En ce sens la rivalité violente des nations ou l’incohérence du système international font place désormais a la découverte de ce qu’est la règle séculaire dans les relations d’État a État et de société a société, l’état d’instabilité permanente et la vieille loi du mouvement, « l’anima mundi » d’Héraclite.

Ce qui est fondamental- rappelle P. Hassner - dans sa critique à Samuel P. Huntington, n’est guère le choc d’unités réifiées, les civilisations, mais bel et bien l’activité désordonnée du monde, en perpétuel travail sur lui-même, la dialectique fluide de l’un et du multiple, de l’universalité et des identités, de la mondialisation et des particularismes, de la communauté et de la société transnationale (de communication et d'échange) accompagnées de la survivance des réceptacles locaux des traditions, des atavismes et des mœurs. Ce qui relève historiquement de la contingence n’est guère pour Hassner l'émergence ou la ruine des États et des empires, mais leurs tentatives de revenir au passé, a leurs vieux rapports monogamiques avec les religions et les nations, aux orthodoxies qui les ont accompagnés et consacrés. Ce qui tient intellectuellement de la précarité, c’est l’invalidation des énoncés sur lesquels s’était édifié l’univers politico-stratégique de la bipolarité, l’impossible retour a des codes de bonne conduite, fondés sur d’anciennes relations d’adversaires-partenaires et sur la rigidité insularisée de leurs sous- systèmes. C'est que le monde bouge et le souci d’une représentation cohérente du réel, plus différencié et fondé sur la présomption de permanences culturelles et de grands invariants historiques est impensable, au sein d’un espace-monde, où la confusion et la fluidité règnent de manière imprédictible.

La recherche de nouveaux paradigmes de la part de Samuel P. Huntington, ne tient pas compte du système issu de la bipolarité, combinant polycentrisme, multipolarité et hyper-complexité.

 L'ennemi et la révolte contre la modernité

« Les relations internationales qui, au cours de l’Histoire, se jouaient dans le cadre de la civilisation occidentale - poursuit-il -, se sont de plus en plus dés-occidentalisées ». « La civilisation occidentale - ajoute-t-il - est à la fois occidentale et moderne ». « Les civilisations non occidentales ont essayé de devenir modernes sans devenir occidentales ». « À ce jour seulement le japon a pleinement réussi dans cette entreprise ». « Les civilisations non occidentales continueront a essayer d’acquérir la richesse, les techniques, les savoir-faire, les machines et les armes qui constituent une part de la modernité ». « Elles s’efforceront aussi de réconcilier cette modernité avec leurs cultures et leurs valeurs traditionnelles ».

Ce qui fait la différence et la distance, dans ce changement culturel, dont l'Islam est l’expression menaçante, est donc la « révolte contre la modernité », modernité dont le marxisme a été l’une des variantes, constituée en religion séculière et en dogmatisme d’État. Contre les traditions asiatiques d’État autoritaire, le monde du libre-échange, de matrice anglo-saxonne, a opposé au modèle centralisé de type asiatique, une culture inverse, dans laquelle la personnalité des nations et des peuples, la source de l’individualisme, de la créativité et des guerres a pris racine en une décentralisation des sociétés et des cultures.

D’une façon générale la crainte de l’Occident, privé de la peur obsidionale de « l’ennemi », est constituée par l’horror vacui que cette disparition a provoquée. Le défi le plus important n’est guère l’intégrisme islamique, dont le moment de vérité apparaîtra lors de son arrivée au pouvoir, dans tel ou tel autre pays, mais la résolution du dilemme « entre une modernisation pénible et une démographie galopante » (F. Duchêne).

L'inconnu viendra bel et bien de la Chine, dont le décollage, mi-planifié et mi-libre, exige l’existence d’une cohésion qui repose sur le nationalisme, et sur son corrélat inévitable, la recherche d’un « ennemi extérieur ». Du point de vue des « tabous », l’évolution de ce pays vers des formes de modernisation économiques, est toutefois soumise a une hypothèque, qui pèse sur la prolifération nucléaire, l’absence des règles de civilité, qui ailleurs se sont mutuellement renforcées entre l’Est et l’Ouest, en raison de l’interdit nucléaire. D’autre part, la transition du « paradigme de la guerre froide » a celui du clash of civilizations, réactualise le débat sur les problèmes épistémologiques liées a la stratégie politique et à la guerre, et rétrécit le champ de notre espace collectif de référence, consacrant la séparation, déjà consommée, entre l’ex- tension de la mondialisation et les limites de nos réponses, entre la quête de projets et le souci de puissance.

Ainsi dans « ce divorce entre le sens et la puissance » (Zaki Laïdi), le premier se délite ou s’épuise, la deuxième se diffuse et se multipolarise. Cependant la caractéristique fondamentale de notre époque est bien l’éclatement des anciens paradigmes, et une avancée tâtonnante dans un univers d’inconnues, sans explications totalisantes et sans axiomes hasardeux. Postuler que dans le magma de l’Histoire, l’analyse puisse identifier de nouveaux êtres stratégiques, assez stables pour être conceptualisés, a été l’ambition méta-politique de Samuel P. Huntington.

 

Acteurs et Civilisations

L'axiome selon lequel les luttes de civilisations sont susceptibles de se métamorphoser en guerres mondiales reflète une erreur d’appréciation et traduit une préoccupation latente en une généralisation des menaces a l’échelle de la planète. L’erreur d’appréciation tient a la fois du concept et de la réalité. Du concept, car une civilisation n’est pas un acteur étatique et une culture n’a pas d'entendement politique au sens clausewitzien du terme. Elle n’est pas dotée d'une « faculté intelligente », elle ne dispose pas de la pensée de l’agir historique, elle ne préside pas à la constitution subjective de l’État, à sa personnification dans la décision et dans la conduite du conflit jusqu’aux ultimes conséquentes, l'atteinte du but de guerre (Zweck), l’effondrement politique de l'ennemi, celui de l’État adverse.

Dans les systèmes internationaux classiques, la guerre et le conflit naissaient d’une situation politique, découlaient d’une décision politique et demeuraient des actes politiques. C'était l’État qui créait l’ennemi, or l’ennemi n’est pas une civilisation et le but de guerre ne peut être l'effondrement politique d’une civilisation. Les civilisations n'appartiennent pas à la catégorie des acteurs doués d'intérêts propres, mus par des desseins manifestes ou agissant selon une rationalité particulière, a la recherche d’équilibres géopolitiques plus favorables. Elles ne peuvent agir comme un tout, puisqu’elles ne peuvent exister comme sujets. Un être politique conçoit et décide, en soi et pour soi, et a la conscience historique des enjeux, de son identité et de son devenir. La problématique des civilisations renvoie a une question ontologique primordiale, celle de l’existence des sujets politiques et de leurs statuts de puissance, puis à celle du grand tout, ou coexistent, en dessous des États, de nombreux acteurs exotiques, agissant au sein d’un système polymorphe et d’une dynamique chaotique.

De toute évidence, des tensions et des conflits prolongés peuvent cancériser pendant longtemps des régions et des peuples en lutte, attisant des haines séculaires ou suscitant des escalades tribales. Mais la nature du conflit dans ces cas présuppose un enjeu, une expansion territoriale, le contrôle des ressources ou la maîtrise des échanges. Tel n’est pas le cas des luttes de civilisations dont la portée serait inexpiable, car elles tendraient à nier radicalement l’autre et les valeurs de l’autre. Dans ce type de conflit il ne pourrait y avoir de compromis possible, puisque ce clash concernerait un système de valeurs, fondant tout a la fois identités, sens et modes de vie.

 

Identité et Altérité

L’identification catégorielle de l’altérité dans une civilisation « ennemie » conduit en effet à la bipolarisation manichéenne du monde et a des antithèses absolues, et celles-ci excluent toute forme de relativisation de l’adversaire.

Or les guerres entre civilisations appartiennent a la catégorie des objets introuvables et des conjonctures improbables, a des « réflexions innocemment totalitaires » (William Pfaff), car les guerres entre cultures excluent toute solution et toute limite, celles notamment d’objectif, de victoire et de sens. Les conflits qui en découlent ne sauraient être menés avec une idée de pacification, mais par une volonté d’anéantissement dont le concept extrême est celui du génocide.

On peut toutefois concevoir le système mondial et l'enchevêtrement des interdépendances existantes sous des éclairages plus nuances, inspirés à la dialectique des ajustements mutuels. La gestion de ce type de système exigerait alors une extraordinaire capacité d’adaptation des structures mentales, psycho-politiques, économiques, conceptuelles et politico-stratégiques. C'est pourquoi une interrogation en profondeur sur les paradigmes de la connaissance et sur les enjeux de l’action redeviennent d’actualité, le moment même ou notre espace collectif de référence se mondialise et se globalise. Zaki Laïdi confirme cette exigence par la démonstration de ce que le système international actuel a perdu de centralité et de finalité. Il a dilaté la modernité – dit-il -, mais il s’est vidé de sens. Il n’existe plus de finalité pour l’action collective, car il n’y a plus de transcendance, idéologique ou religieuse, au sens de la prescription d’un ordre supérieur s’imposant aux désordres des États et à celui de la sphère privée des individus libres.

La fragmentation et le morcellement politiques affectent tout aussi bien les régions ou la nation est en gestion, que celles ou les vieilles personnes nationales se sont constituées avant ou pendant le XIXème siècle. Dans ce « système social mondial, aux contours imprécis et si la régulation aléatoire », l'essoufflement des États dans le règlement des conflits, est le signe - pour l’auteur - de la fin de notre capacité de problématiser l’agir collectif et de lui donner un sens, par une mise en scène symbolique de notre avenir, ou par la représentation finalisée d’un projet sociétal. La tentative de Zaki Laïdi consiste a s’inscrire en porte-à-faux par rapport à la complexité du système international actuel, dépourvu de toute unité d’idées, de philosophies ou de projets.

 

État chaotique et système imprédictible. Une complexité inédite

L’image plus pertinente pour désigner ce système, est en effet celle d’état chaotique et imprédictible. Sous l’ordinaire sous-système des États prolifère une multiplicité d’acteurs exotiques, infra- et trans-étatiques, vivant dans la confusion de projets, de moyens et d’espaces, dans une fluidité de relations multipolaires et polycentriques. Le sous-système des États tache d’introduire dans le cœur de ces métamorphoses, globalement imprédictibles, des facteurs de régulation, ce qui, dans le système bipolaire, relevait des fonctions stabilisatrices des Grands.

La simplicité de la capacité de régulation générale du système bipolaire était abusive, car elle découlait des rigidités du sous~système nucléaire central (L. Poirier). La dérivation des conflits a la périphérie était le produit de la codification de normes de bonne conduite, pouvant s’affranchir des contraintes du centre, par une décharge de tensions vers les zones de crises. Cette dérivation réduisait les aléas du centre et permettait une gestion satisfaisante de l’équilibre global de la part du sous-système dominant d’États. Autrement dit, sous l’empire de la bipolarité la complexité était de nature inter-étatique, tandis que la nouvelle complexité est totalement hétéromorphe. Elle remet en cause l’ancien code de bonne conduite, imposé aux États dominants par le nucléaire et « libère » ainsi les acteurs exogènes de toute auto-limitation.

D’autres intérêts, projets et conduites sont introduits dans le jeu du grand tout et les principes de légitimité de l’action deviennent plus aléatoires et donc plus conflictuels. Le polycentrisme se surimpose au multipolarisme des États, car le premier est fait d’une multitude d’acteurs irréguliers et anomiques, le deuxième d’une classe d’acteurs réguliers et classiques. Les tensions exogènes des premiers agissent sur les tensions endogènes des seconds et l'univers socio-politique et socio-stratégique se compose et se décompose ainsi en permanence, dans un ensemble saturé et brownien. Ainsi les « besoins » de « sens » d’une famille d’acteurs dispersés se heurtent aux finalités organisées des acteurs unitaires stables et le mouvement qui en résulte ne peut être reconduit a la notion de « désordre », mais a celle d’instabilité accrue. La première relève d’un «sens» et elle est teintée des choix éthiques de l’analyste, la deuxième d’un paradigme d’intelligibilité plus objectif, issu d’une morphogénèse permanente et indécise.

La « problématique du sens », revendiquée par Zaki Laïdi, ne peut s’inscrire dans un processus de transformation globale ou locale, ou être revendiquée comme un critère explicatif d’ordre général. l’univers structuré de la bipolarité était trempé dans une complexité dominée par des codes de conduite étatiques, or cet univers a éclaté, donnant lieu a une nébuleuse de projets et de capacités dissemblables. Des acteurs exotiques agissent et pensent dans des temporalités, des géographies, des théâtres dispersés; dans des symboliques singulières, irréductibles aux paradigmes des grands sujets homogènes, fussent-ils les civilisations. Au sein de l’univers actuel, les acteurs sont hétéromorphes, les finalités contingentes, les volontés inégales et les espérances de gains et de risques, obscurcies par des évaluations discordantes. Aux multiples niveaux de lecture, ce système ne peut dégager qu’une herméneutique anti-réductionniste. Il ne peut être décrit et compris que par l’interférence constante entre les catégories du global et du local.

Cependant, les difficultés d’interprétation proviennent du fait que l’analyse stratégique, au seul système inter-étatique, évacue les phénomènes de communication qui lient les changements de société a société. Au sein d’une cosmopole mondialisée, des identités ethniques, linguistiques et religieuses, au caractère perturbateur, se font valoir par l’usage insolite des moyens de violence qui remettent en cause la légitimité des États et celle du système des États. Cette intrusion engendre des discordances importantes dans la manière d’identifier les revendications de ces sujets ou de traiter les attentes de cette nébuleuse d’acteurs.

« L'œkoumène » politico-intellectuelle a affaire a des facteurs de complexification croissants, a des « vides » ou des « trous noirs » dans la culture héritée, qui font apparaître l'urgence de combler, par de nouveaux paradigmes, cette extraordinaire crise des fondements.

 

La crise des fondements et le temps des hypothèses - Sur les concepts dormants

La crise des fondements est bien l’absence d’un socle de certitudes minimales, sur lesquelles appuyer les axiomes primitifs de la pensée et de l’action. Or la généalogie des principes premiers est liée, dans l’histoire, à la profusion des inventions, issues de grandes conjonctures de changement. Réflexions étendues a tous les amonts des savoirs, interrogeant de manière fiévreuse les faits, les théories et les concepts, a défaut de pouvoir intervenir sur les sens, sur les variations des situations, en quête du vecteur structurant du conflit.

Si le conflit politique est générateur d’identité, les conflits diffus, qui se situent en dehors des affrontements traditionnels entre États, appellent des identités fluides et éparses et des stratégies de contrôle, conformes aux transformations profondes du système global. Comment les États, privés « d’ennemi », peuvent-ils établir des liens entre eux, des lors que la désignation de l’ennemi et la violence politique d’État étaient constitutives du politique, de sa source de sens et de sa relation avec le monde ? Des interrogations épistémologiquement traumatisantes et historiquement existentielles jaillissent de toutes parts sur le conflit et la puissance, les stratégies opérationnelles et la dissuasion, les rapports à l’autre et système-monde. Rien d’étonnant que l’acteur culturel veuille prendre en charge cette crise de sens et les traduire dans une liaison et dans un changement de phase entre le connu et l’inconnu. Toutes les « ressources » et tous les irrédentismes « nationalistes », « religieux », ou « civilisationnels » sont alors mobilisés a cette fin. L'avenir des rapports internationaux, hors du cadre occidental et hors des codes d’intelligibilité dictés par ses valeurs, ne se limitera désormais plus aux États et a leurs stratégies, ni à leur « monnaie forte », la violence « finalisée, organisée et pilotée en milieu conflictuel » (L. Poirier).

Le système global, privé de la stabilité du sous-système bipolaire et de sa logique codifiée de dissuasion entre adversaires-partenaires, peut-il transférer ailleurs l’un de ses modes majeurs, l’interdiction qui la spécifiait, sans avoir repéré préalablement un ennemi virtuel ou désigné ?

L’actuelle fragmentation des intérêts, des représentations et des menaces, ira-t-elle jusqu’à assigner une fin en soi aux seules stratégies des moyens, émancipées de leurs anciennes servitudes a des buts définis ? Poussera-t-elle à répondre ainsi a chacun, dans le seul domaine des capacités, en dehors des finalités politico-stratégiques assignées aux forces ?

Les métamorphoses du système planétaire illustrent ainsi les difficultés de penser les modes de gestion des conflits à l'âge de la complexité. «Parler dissuasion» en dehors du nominalisme du mythe et de l'inertie discursive qu’il suscite, signifie encore et toujours parler nation et rapport à l'autre. Parler dissuasion, c’est parler d’autre part d’un « concept dormant, dans l’attente d’une future et imprédictible réification » conjoncturelle (L. Poirier)1

Poser la crise des fondements c’est prendre le temps des hypothèses et extraire du système des acteurs, les perturbateurs de demain, ce qui permettra de concrétiser historiquement notre vision élargie de la sécurité. La disparition de l'ennemi de l’Est provoque une disjonction, dans le domaine des équilibres régionaux, entre stratégies nucléaires et stratégies d’action extérieure. Ces dernières signalent une vulnérabilité des sociétés du Nord (en termes de ressources énergétiques, etc.), mobilisées dans les zones sensibles du Sud. Cette multiplication des risques et cette inquiétude sur les tensions, aggravées par l'exacerbation des irrédentismes de toute nature (rejet de la modernité, refus de l’Occident, haine de l'autre, intégrismes divers), a été à l'origine de l'enquête de Samuel. P. Huntington et de la formulation de son hypothèse sur le conflit futur entre l’Occident et les civilisations islamo-confucéennes. C’est donc ce transfert de la menace au Sud qui contribue, dans l'univers fantasmatique des peuples, à recréer une nouvelle psychose de l'ennemi et à proposer une nouvelle alliance de civilisations.

La tendance générale a grossir les menaces du Sud, en élargissant l’espace et les liens de leurs futures concrétisations conflictuelles est un mode classique de la laborieuse constitution de la figure de l’agresseur et de la délimitation culturelle des lignes de fractures du système international de demain. Dans l'actuelle posture d’attente stratégique, la réflexion s’évertue dans l’art de l'invention du paradigme manquant. Ce paradigme porte-t-il sur l'identité de l’autre ou sur la force de son message, tient-il à la singularité de son héritage historique, ou a la nature de son mariage avec le siècle et de ce fait avec la modernité ?

L'accent, mis par certains, sur l'importance des facteurs culturels et civilisationnels (Samuel P. Huntington), est reporté, par d’autres, sur les notions physiques et géographiques d’espace. Or c’est sûrement sur l’évaluation du poids des héritages et de leur permanence que s’inscrit la tentative de Huntington visant à tracer une nouvelle configuration civilisationnelle du monde et à faire apparaître au grand jour l’image d’une géopolitique éclatée. Effort de renouvellement des concepts et des doctrines, qui montre paradoxalement l’exigence d’une explication du monde en termes d’hypothèses et de théories globales. En effet, la nouvelle configuration de la planète est certes un paradis pour les analystes mais devient un enfer pour les décideurs, comme aime à le rappeler P. Hassner en citant R. Aron.

Cette réalité exige toutefois un constat, que les problèmes de prolifération et de capacités nucléaires demeurent les catégories fondatrices de la géopolitique de l'âge planétaire et que celles-ci s’inscrivent comme un invariant, au sein des phénomènes de société et demeurent un critère de référence pour redéfinir la carte des vulnérabilités et des conflits de demain. La difficulté éprouvée par l’analyse d’aborder ces problèmes, puis de les traiter politiquement, illustre la dévalorisation relative des stratégies d’intervention et de coercition. En effet si les acteurs étatiques pensaient jadis leurs ambitions communes en se référant à des cultures et à des rationalités éthno-centrées et si les divergences locales étaient reconduites à chaque fois à l’objectif global, l’apparition d'intérêts et de critères hétéromorphes déconnecte aujourd'hui les espaces locaux, devenus pluriels, les rattachant à la culture chaotique de la complexité. Cette culture est issue, dans le nouveau système international, de l’épuisement ultime des Lumières et de la fin universaliste du « sens » (Zaki Laïdi). Un « sens », faut-il le préciser, qui a constitué une clef de lecture et un « paradigme » interprétatif de la scène mondiale.

Le démantèlement des repères idéologiques, sources de « sublimation » des fragilités des vieilles personnes nationales, fait dire à Zaki Laïdi, que la crise du « sens », comme représentation finalisée de notre devenir, est une crise universelle. Cette crise, imputable à la perte de centralité et de finalité occidentales, constituerait un défi majeur pour le système dans son entier, car elle ouvrirait sur une fragmentation de projets dépourvus de messages prescriptifs ou normatifs, et interdirait d’investir le champ laissé vide par l'effondrement des anciennes églises séculières. En effet le « socle commun a toutes ces pertes de sens, reste celui de la mondialisation », dont l’obstacle cognitif réside pour nous dans la difficulté de l’objectiver, de l’investir d’un signifiant. À quoi peut-il se référer ce « sens », sinon à un fil invisible qui lie les Nations à leur passé et les États à leur devenir commun, la Russie à son empire, les États-Unis à leur « destinée manifeste », la France à l’idée d’elle-même, la Chine à l’unité de son pouvoir millénaire ? La perte de « sens » ne consiste pas visiblement dans les événements qui la scandent, mais dans les effets, souvent traumatisants, qu’elle entraîne. Crise de sens et crise des fondements, ce sont la des crises de paradigmes. Le grand socle des anciens principes ordinateurs paraît définitivement ébranlé.

 

Identité, sens et violence

Pour ce qui est des ressources et de la logique du sens, les enjeux de la philosophie de l’Histoire avaient acquis, dans la période écoulée et grâce aux affrontements idéologiques, des expressions de politique réaliste. Ils se sont dissous depuis, en une nébuleuse de contentieux et de micro-conflits déliés de la grande Histoire.

Les simplifications idéologiques qui assurent une liaison forte entre les passés archaïques et les futurs prometteurs, légitimant toutes sortes de raccourcis vers le devenir immédiat, ont volé définitivement en éclats. Depuis, les voies de la modernité se sont ramifiées dans un espace desséché de la vieille richesse des doctrines.

Au cours de la période qui suivra l’implosion de l'URSS, le temps de la mondialité a vu se développer une interférence bouleversante entre les métamorphoses des sociétés, la décomposition des vieux systèmes politiques et le retour idéalisé vers des utopies inversées. Les vieux universalismes idéologiques avaient intégré dans la même aspiration au progrès les deux expressions du libéralisme et du socialisme ; ils avaient réconcilié les nationalismes montants avec l’idée d’une concorde démocratique des nations. Les nationalismes d’aujourd’hui fouillent dans le répertoire de nouvelles légitimités par le recours à la loi séculaire de l’affrontement sanglant.

La quête de l’identité par la violence occupe en Europe une place fondatrice; la quête de l’identité par la conscience s’inscrit en Asie dans une communauté de destins, définie par le nouvel « asiatisme ». L’Asie peut penser son avenir par le recours a un fort sentiment d'appartenance, l’Occident est épris par l’inquiétude de se penser comme projet et de problématiser son devenir (E. Morin). Au modèle de la modernité occidentale, l’Asie oppose aujourd'hui un autre modèle de modernité, un autre type d’universalisme. S’agit-il là, précisément, des premiers fondements culturels d’une alliance islamo-confucéenne en devenir préconisée par S. Huntington ?

 

La remise en cause de l'Occident - Asiatisme et post-modernisme

Le débat sur la modernité est loin d'être épuisé. La pensée contemporaine au Japon évoque en effet la relève de la modernité occidentale, comme un enrichissement du message civilisateur de l’Occident. Le thème du dépassement de la modernité n’est que le démocratisation du vieux slogan nationaliste des années 40 sur la décadence de l’Occident, porté aujourd’hui par la vague post-moderniste.

En effet si la modernité s’érige en référence et en synonyme de l’Occident, peut-on remettre en cause ce modèle, sans remettre en cause l’Occident, comme vecteur de civilisation et d’universalisme ? En appeler à l’émergence d’un autre modèle, au nom d’une quête d’identité asiatique, est-il dans la nature d’une revendication purement intellectuelle et sans revers politiques ? Y a-t-il d'autres voies d'accès à la modernité ou d’autres alternatives à celle dont l’Occident a été la matrice ? Dans la recherche vers de nouveaux repères, la question qui se pose a l’heure du « nouvel asiatisme », est de savoir s’il existe un modèle asiatique d’organisation des sociétés, comportant des équilibres sociaux différents, aussi éloignés du « Welfare-State » européen que de l’individualisme américain ?

L'essentiel du questionnement tient, non seulement aux équilibres de puissance entre les grands pôles du monde, mais aux limites de l’universalisme occidental, dont la société industrielle a représenté le paradigme saillant dans le domaine de la solidarité et de la cohésion. L'ébranlement de ces équilibres collectifs préfigure-t-il une autre conception de la société qui puisse être le socle d’un «nouveau contrat » et d’une nouvelle utopie?

Le «nouvel asiatisme» est en effet la prise de conscience culturelle de la part d’une région montante, douée d’une incomparable multiplicité de foyers de civilisations (indien, chinois, japonais), et d’un humanisme oriental, ayant ses racines dans les traditions confucéenne, shintoïste et bouddhiste. Le débat sur le dépassement de la modernité occidentale n’est - dit-on - qu’un dépassement de ses conséquences néfastes, au nom du spiritualisme traditionnel et, au Japon, de «l’esprit» nippon. Toute querelle sur les «valeurs», les «identités» ou «l’esprit», occidentaux ou orientaux, ne peut être dissociée d'arrière- pensées ou de retombées de pouvoir. Là où on parle de l'être ou de la mystique de l’esprit, c’est toujours la mémoire, la tradition et l’histoire qui sont tirées par une manche. Le débat sur la modernité orientale pose un problème historique.

Autant la modernité est occidentale, autant la post-modernité serait post- occidentale, mondiale et globale. Le post-modernisme comme remise en cause du rationalisme et de l’objectivisme de la raison instrumentale apparaît comme une réhabilitation des sujets et des singularités culturelles post-nationales, dans un monde internationalisé et mondialisé par le marché.

Le discours sur «l’universalisme nippon» coïncide avec l’internationalisation de l’archipel et avec la mondialisation de l’espace économique et il correspond à une « asiatisation de l’identité japonaise», relayée par une mission culturelle de sa diplomatie. L’esprit traditionnel de l’Asie et du Japon tendent ainsi à réévaluer leurs valeurs communes et à proposer un modèle universel a la planète. A-t-on le droit de rester indifférent devant une telle perspective? La réponse de Samuel P. Huntington ne laisse guère de doutes. La communication et l’intégration culturelle par le marché, poussent aujourd’hui le Japon à se définir moins en termes de particularisme, d'insularité ou d'exception, qu’à rechercher une communauté de valeurs avec sa région, puis avec le reste du monde, grâce à son intégration dans la civilisation « cosmopolite» libérale. L'insularité nippone se découvre porteuse d’un message post-moderne grâce au caractère intuitif de sa pensée. Ce qui lui interdisait naguère de conceptualiser pleinement la réalité, en raison de sa tradition shintoïste, guerrière et ascétique la rendant inaccessible et fermée aux autres, lui est consenti aujourd'hui dans ce foyer du nouveau globalisme. Ainsi le Japon convertit son ancien déficit universaliste, en laboratoire du nouvel asiatisme. L'ambivalence de la modernisation de l’archipel qui découlait autrefois de l’impératif Meiji (fin du XIXième siècle), «technique occidentale, esprit japonais», et qui tirait ses racines d’une culture insulaire et nationale, a permis au Japon de garder intact son âme et sa spiritualité. L'idéologie du consensus et du familiarisme dans l’organisation des entreprises a facilité l’adoption d’une logique fonctionnelle d’intégration à l’Occident. Les «vérités consensuelles» du Japon n’expriment pas seulement la perception que les japonais ont de leur civilisation face au reste du monde, mais un mode de régulation des rapports sociaux, qui faciliteront son apport grandissant au démantèlement asiatique du modèle d’État keynésien.

 

Ordre impossible et sécurité introuvable. La problématique de la sécurité dans la perspective de l'après Guerre Froide

Par ailleurs, ce qui est frappant, si l’on prend en considération la problématique de la sécurité dans les relations internationales d'aujourd'hui, c’est qu’elles prennent une forme singulièrement sinueuse, dans la ligne d'un clivage qui se dessine entre Nord et Sud. Plus intéressant encore c’est d'analyser comment, au sein de la «Triade», États-Unis -Europe-Japon, se formalisent les différences et se réinterprètent les conflits d'intérêts, projetés désormais dans un horizon planétaire.

L'énonciation des différences et la construction des figures de l'extériorité, remplacent la définition positive de ce qui est fondamentalement commun entre les acteurs historiques les plus proches. L'identification de l’autre et la naissance dune «économie générale de « l'altérité» (M. Gauchet), constituent, dès lors, l’objet d'un travail de conceptualisation et de transformation d'un sentiment de vulnérabilité diffus en principe de sécurité introuvable. La disparition de la menace ou la privation de l’ennemi global poussent a la prospection des «risques objectifs» et à leur précise identification régionale.

Le traitement de ces risques, dans le système actuel, suppose une forte coopération internationale qui prend appui sur les mailles des interdépendances, afin d’éviter, autant que possible, toute phénoménologie de dérapage, ou toute forme de face-à-face direct avec l’ennemi conjoncturel. Ainsi, le champ de l’altérité a besoin de nouvelles images pour diaboliser celui qui sera l’ennemi de demain, ou, en revanche, pour susciter a l’intérieur, une mobilisation politique forte ou raffermir une cohésion sociale faible.

Régionalisation-Mondialisation

Repenser la «sécurité » à l'âge de la mondialité, veut dire faire de la région, le référent majeur d’un monde désormais multipolaire et le relais principal de toute géopolitique de la prolifération. Les espaces locaux reprennent ainsi leurs droits sur les équilibres globaux et la région devient l’unité de compte du système international. Le besoin d’une régionalisation de la sécurité est en effet le produit de l’érosion des hégémonismes et ce besoin s’est fait sentir par la fin des solidarités forcées, imposées par la division du monde, à partir du déclin des alliances géostratégiques suscitées par la guerre froide.

La première exigence des États, mais aussi des acteurs exotiques, est de se re-situer culturellement dans leur espace «naturel» et cette opération remet en jeu des intérêts jadis marginalisés. La sécurité régionale devient donc un espace de régulation des conflits et de légitimation des formules politiques dans le cadre des inévitables médiations entre le national et le mondial. Dans la dialectique des idées, la régionalisation assure de surcroît l’ancrage identitaire et l’effective satisfaction des demandes montantes d’universalité. Au niveau des facteurs de compétition et dans l’ordre géopolitique, elle impose la recherche d’un linkage entre les intérêts de sécurité et leurs coûts politiques et sociaux.

Dans la sphère marchande, la réorganisation régionale reflète la prolifération de nouveaux foyers de richesse, car c’est la que les formes d’intégration et de modernisation redessinent les dissymétries du système. C'est à l’échelle régionale, pour terminer, que nous pouvons repérer l’association entre les deux notions de la sécurité, la sécurité économique et la sécurité politique. Puisque le processus de mondialisation des activités se manifeste partout par une tendance a la diffusion de la puissance, l’équilibre des forces doit tenir compte de ce morcellement politique et culturel qui va de pair avec une reconnaissance grandissante des visions du monde non occidentales.

La «région» n’est pas seulement un cadre géographique, économique ou fonctionnel, mais un espace de sens et d’histoire, ou les affinités culturelles étalées le long des siècles ont enraciné des valeurs uniques et particulières, et où tire sa raison d'être la gestion autrement impossible des équilibres ethniques, identitaires et religieux. Elle est aux yeux de la discipline, un espace théorique de tout premier plan, pour un meilleur enracinement de la méthode historique dans l'étude des relations internationales et pour une compréhension englobante des conditionnelles non éthno-centriques de «l’ordre mondial», en mesure de «surmonter définitivement l’indifférence à l’histoire qui avait caractérisé la science politique durant les années 1960-1970 ». (M. Reza-Djalili)

La multiplicité des mondes et la diversité perceptuelle qui s’y accompagne, infirment toute prétention à l’universalité d’une culture de l'international qui manquerait à sa tâche si, au lieu d’intégrer les visions non occidentales dans son regard sur la complexité, elle les occultait ou se fermait sur elle-même, en les taxant d’irrationalités. L'exigence ressentie par la communauté scientifique de renouveler le débat théorique et de rechercher de nouveaux paradigmes explicatifs correspond ainsi a une nécessité impérieuse, cognitive et praxéologique.

 

Les débats dans la théorie

Si l’on convient que la fin de la bipolarité exige de repenser le tout et ses parties, la modernité occidentale et ses limites, les logiques étatiques et l’émergence transnationale des sociétés, c’est que le monde impressionne par ses métamorphoses et qu’il faut l’appréhender globalement. D’où le besoin d’un cadre explicatif pertinent.

Ainsi «le pluralisme théorique est la seule réponse possible aux réalités multiples d’un monde complexe». «Toute tentative d’établir une orthodoxie (de lecture et d’école n.d.r.), reposant sur une perspective et une méthodologie particulières, ne peut conduire qu’à une simplification abusive et réduire les chances de voir progresser la connaissance.» (K. Holsti) 2.

L'impératif de faire coopérer des paradigmes divers et des cadres d’intelligibilité distincts est dicté par le fait que les contours d’un objet complexe ne peuvent se suffire d’un seul paradigme ou d’une seule théorie, d’autant plus que ce qui désigne uSi l’on convient que la fin de la bipolarité exige de repenser le tout et ses parties, la modernité occidentale et ses limites, les logiques étatiques et l’émergence transnationale des sociétés, c’est que le monde impressionne par ses métamorphoses et qu’il faut l’appréhender globalement. D’où le besoin d’un cadre explicatif pertinent. n processus est irréductible a un concept. L'obsolescence proclamée de la guerre, comme instrument de la politique étrangère, a fait place a une théorisation des conflits, valorisant les stratégies indirectes et les manœuvres de crise. La dérivation de la violence et les changements de conception sur les éléments constitutifs de la puissance, tournée de plus en plus vers ses amonts technologiques et scientifiques, ont contribué à la marginalisation du recours à la force, dans le domaine des explications de la scène internationale. L'émergence du processus d’interdépendance entre les sociétés et le développement rapide de la dimension transnationale de la politique ont conduit les analystes à intégrer ces deux doctrines au paradigme dominant du réalisme. L’école du globalisme enfin, fondée sur la dissociation des rapports sociaux entre l’espace défini par la territorialité du politique et l’emprise croissante des flux transnationaux, est venue se rajouter, sans les renier, aux deux écoles préexistantes.

En raison de ces processus transnationaux, le régional et le local, loin de disparaître, ont gardé une importance primordiale, car ce qui appartient à la dimension de la société est lié a des formes contradictoires de résistance et d’intégration, que les théoriciens des «régimes» ont essayé de mettre en évidence, puis de systématiser, en insistant sur le constat que les États sont de plus en plus perméables et donc limités dans la gestion de problèmes dépassant leurs juridictions et leurs frontières. La notion de souveraineté, qui en définissait les bornes, est érodée par une internationalisation croissante de l’autorité publique. l'émergence de domaines, dont la solution ne peut plus être trouvée dans un cadre purement national, oblige a appréhender ces processus par l’utilisation d’autres paradigmes, notamment celui de l’interdépendance. Celle-ci demeure incontournable pour saisir cette évolution et comprendre le développement de phénomènes comme la négociation internationale et l’influence, étroite et mutuelle, entre les deux sphères de la politique, interne et internationale. Cette interaction transnationale n’infirme guère le paradigme réaliste, car le monde de la complexité et de la multipolarité ne conduit pas vers un univers pacifié, fondé sur la pure coopération, qu’impliquerait l’émergence d’une société civile globale.

Le monde, coopératif ou belliqueux, que nous connaissons, étant toujours celui qui a été connu par le passé et décrit, voire théorisé par les classiques, l’intelligibilité des relations internationales ne peut être que renforcée par une complémentarité d’approches, fondées sur le pluralisme théorique. Celui-ci, hors de tout dogmatisme interprétatif, enrichit notre compréhension de la réalité, ai condition de savoir recomposer le tout et réunitariser les savoirs.

 

Théorie ou sociologie? Complémentarité d'approches et pluralisme théorique

Du point de vue épistémologique, l’impossibilité d’une théorie générale du système international nous incite a clarifier quel est le statut de la discipline et a établir un état des lieux du débat doctrinal en cours. l'épreuve de la réalité a découragé tout analyste de l’espoir de parvenir un jour a doter les relations internationales d’une théorie générale de son objet. Dire que la «théorie est artifice» (K. Waltz), dont l’objectif est d’expliquer des faits jugés essentiels, n’interdit guère de vouloir rendre intelligible la complexité, dont la théorie doit nous permettre la compréhension, par le biais de lois suffisamment générales.

Poser en axiome qu’il ne peut y avoir de théorie, mais simple sociologie des relations internationales, comme explication «intermédiaire entre la théorie et l’événement» (R. Aron), c’est infirmer la possibilité d’une science des relations internationales, non pas en raison de l’insuffisance des concepts, mais de la réalité de leur objet, qui demeure irréductible a une approche unique. Atteindre la globalité, la complexité ou l’hétérogénéité du système international, cela suppose de surmonter des difficultés multiples, dont la principale consiste a réduire en unité la pluralité des faits observables.

Les conclusions de Raymond Aron, concernant l’impossibilité de construire une schématisation pertinente et infalsifiable, semblable à celle de l’économie politique, et en mesure de distinguer les variables dépendantes des variables indépendantes, demeurent une impasse majeure partagée par l’école française successive. N’étant envisageable d’autre statut pour les relations internationales que celui d’une sociologie de faits hétérogènes, irréductibles a l’unité, ce qui est en jeu, ici comme ailleurs, c’est de définir le choix d’un cadre explicatif qui puisse prétendre intégrer a la compréhension une série de phénomènes nouveaux, inclassables dans le domaine des relations inter-étatiques, mais qui sont susceptibles d’avoir un impact ou une dimension politiques, au niveau sub- ou trans-étatique. D’où l’impératif de faire coopérer des cadres d’intelligibilité distincts.

Chaque paradigme est lié constitutivement à l’évolution des réalités à appréhender, et chaque conception ou doctrine reflète les préférences des écoles d’où elle tire ses origines. L’intelligibilité de telle ou telle autre tendance des réalités internationales est le produit des préoccupations particulières d’une époque. Ceci est vrai pour l’école de l'interdépendance, pour celles de la trans-nationalisation et du globalisme, comme cela l’a été pour le réalisme, le constructivisme et autres. Ce constat confirme-t-il l’utilité souhaitable d’une conciliation théorique, comme réponse pertinente aux multiples sollicitations du monde contemporain ? Les paradigmes proposés par Samuel Huntington, Lucien Poirier, Zaki Laïdi et bien d’autres ne constituent que des cadres d’analyse, interrogeant notre temps d’incertitudes et de crise, et spéculant sur une représentation cohérente de l’apparente incohérence du réel.

Un essai de conciliation. Théories et paradigmes en face à face

Même si les conclusions négatives de Raymond Aron sur la pertinence scientifique d’une théorie des relations internationales l’ont emporté sur les convictions et les arguments d’auteurs successifs, l’étude de la scène internationale peut se prévaloir aujourd'hui de modèles, dont la diversité relativise leur portée explicative, favorisant ainsi leur conciliation.

En ce sens le paradigme du réalisme, l’une des deux grandes doctrines jadis concurrentes, présente ainsi ses traits saillants:

  • la prééminence du politique, sur un environnement hétérogène et complexe.

  • l’anarchie, découlant d’un univers de relations dépourvues d’autorité centrale mais de plus en plus intégrées.

  • l’existence de structures et d’institutions intermédiaires, conditionnant la liberté d’action des États.

  • l'omniprésence virtuelle du conflit, comme facteur de remodelage de la scène planétaire, étatique et sub-étatique.

  • la théorie, comme modèle explicatif prééminent et souhaitable.

  • En faveur des théories transnationales sont identifiés les paradigmes suivants:

  • l’autonomie croissante des flux, échappant au controle des États, vis-à-vis des acteurs de régulation traditionnels, encore soumis à la sphère inter-étatique.

  • la dialectique contradictoire de la globalisation et du localisme.

  • la décentralisation des juridictions et des activités, en dehors des cadres de la souveraineté territoriale, apparaissant sous forme de réseaux régionaux.

  • la sociologie et non la théorie, comme cadre d’intelligibilité envisageable.

C'est dans un pareil contexte que peuvent se comprendre les relations politiques de la scène internationale actuelle, relations dont la spécificité ne s’impose pas de manière évidente et dont la fragmentation cognitive découle d’une absence d’accord sur les centres d'intérêt essentiels, ou sur la signification a assigner aux phénomènes.

L’autonomie scientifique d’une discipline renvoie à des enjeux épistémologiques qui demeurent souvent cachés à la communauté des chercheurs, non seulement en raison des relations qui en constituent l’objet, mais au vue de la , difficulté, voire de l’impossibilité de renouveler les paradigmes fondateurs, qui sont a la base des débats d'idées et des projets théoriques existants.

Ces derniers se sont constitués en partie dans des périodes d’affrontements et de désordres publics, en partie dans une période de stabilité, l’immédiat après-guerre, ou les défis majeurs reposèrent sur la mise en œuvre de formes de coopération multiples, articulant l’économie à la politique, tant au niveau domestique qu’international.

L'imaginaire des Nations, après avoir vécu la terreur de la bombe, les conflits de la décolonisation et l’optimisme de la chute du mur de Berlin, n’en fut pas moins obscurci tout le long de cette période, par l’économisation du politique, l'idéalisation d’une pacification apparente et la sociologisation des savoirs qui touchaient à l’éternelle politique de puissance.

L'émergence d’une société civile globale et d’un nouveau jus cogens, revendiquée par l'approche légaliste-moraliste, en mal de positiver les attentes de l’humanité, ne pourra se réaliser pleinement que grâce a une réconciliation définitive de celle-ci avec elle-même.

Au sein d'un univers encore profondément asocial, cette perspective apparaît dans l’immédiat inactuelle, ce qui n’interdit nullement de bien espérer pour l’avenir.

 

1C’est en procureur et théoricien de la stratégie nucléaire planétaire, que se dresse le général L. Poirier, lorsqu’il parle de «concepts dormants» dans la stratégie, par allusion à la seule stratégie authentique, celle de l'État et du chef d’État. Y a-t-il un avenir pour l'une des idées maîtresses de Clausewitz, dans l’élaboration théorique d’un domaine d’action, celui du conflit limité ou de «l’observation armée », celle, rapportée aux manœuvres de crise comme «preuves de volontés a l’ombre de la violence», autrement dit, comme mouvements extrinsèques a la guerre au sens étroit, mais intrinsèques a la guerre au sens large, comme fragments ou éléments, dont la guerre, au sens politique, est le centre de gravité, la totalité et l'ombre immanente, bref le « concept dormant ?».

2 Citation de Ph. Braillard in « Le Trimestre du Monde », 3° trimestre 1994.

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